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Livre des Visions et des Instructions :
Par la Bienheureuse Angèle de Foligno
Plan du livre
LE LIVRE DES VISIONS ET DES INSTRUCTIONS DE LA BIENHEUREUSE ANGÈLE DE FOLIGNO.
TRADUIT PAR ERNEST HELLO
Moi, dit Angèle de Foligno, entrant dans la voie de la pénitence, je fis dix-huit pas avant de connaître limperfection de la vie.
PREMIER PAS
ANGÈLE PREND CONNAISSANCE DE SES PÉCHÉS
Je regardai pour la première fois mes péchés, jen acquis la connaissance ; mon âme entra en crainte ; elle trembla à cause de sa damnation, et je pleurai, je pleurai beaucoup.
DEUXIÈME PAS
LA CONFESSION
Puis je rougis pour la première fois, et telle fut ma honte, que je reculais devant laveu. Je ne me confessai pas, je nosais pas avouer, et (37) jallai à la sainte table, et ce fut avec mes péchés que je reçus le corps de Jésus-Christ. Cest pourquoi ni jour ni nuit ma conscience ne cessait de gronder. Je priai saint François de me faire trouver le confesseur quil me fallait, quelquun qui pût comprendre et à qui je pusse parler. La même nuit, le vieillard mapparut. « Ma soeur, dit-il, si tu mavais appelé plus tôt, je taurais exaucée plus tôt. Ce que tu demandes est fait. »
Le matin, je trouvai dans léglise de Saint Félicien un frère qui prêchait.
Après le sermon, je résolus de me confesser à lui. Je me confessai pleinement ; je reçus labsolution.. Je ne sentis pas damour; lamertume seulement, la honte et la douleur.
TROISIÈME PAS
LA SATISFACTION
Je persévérai dans la pénitence qui me fut imposée ; jessayai de satisfaire la justice, vide de consolation, pleine de douleur. (38)
QUATRIÈME PAS
CONSIDÉRATION DE LA MISÉRICORDE
Je jetai un premier regard sur la divine miséricorde ; je fis connaissance avec celle qui mavait retirée de lenfer, avec celle qui mavait fait la grâce que je raconte. Je reçus sa première illumination ; la douleur et les pleurs redoublèrent. Je me livrai à une pénitence sévère ; mais je ne veux pas dire laquelle.
CINQUIÈME PAS
CONNAISSANCE PROFONDE DELLE-MÊME
Ainsi éclairée, je naperçus en moi que des défauts, je vis avec une certitude pleine que javais mérité lenfer ; je gémissais dans lamertume, et je prononçai ma condamnation.
Comprenez que tous ces pas ne se suivirent pas sans intervalle. Ayez donc pitié .dune pauvre âme, qui se meut si lourdement, qui traîne vers Dieu son grand poids, sa grande lourdeur, et qui a fait à peine un petit mouvement. Je me souviens quà chaque pas je marrêtais pour (39) pleurer, et je ne recevais pas dautre consolation que celle-ci, le pouvoir de pleurer; cétait la seule, celle-là était amère.
SIXIÈME PAS
ELLE SE RECONNAIT COUPABLE ENVERS TOUTES LES CRÉATURES
Une illumination me donna la vue de mes péchés dans la profondeur. Ici je compris quen offensant le Créateur, javais offensé toutes les créatures, qui toutes étaient faites pour moi. Tous mes péchés me revenaient profondément à la mémoire, et dans la confession que je faisais à Dieu, je les pesais très profondément. Par la sainte Vierge et par tous les saints jinvoquais la miséricorde de Dieu, et me sentant morte, je demandais à genoux la vie. Et je suppliais toutes les créatures que je sentais avoir offensées, de ne pas prendre la parole pour maccuser devant Dieu. Tout à coup je crus sentir sur moi la pitié de toutes les créatures, et la pitié de tous les saints. Et je reçus alors un don : cétait un grand feu damour, et la puissance de prier comme jamais je navais prié. (40)
SEPTIÈME PAS
VUE DE LA CROIX
Ici je reçus la grâce spéciale du regard sur la croix sur laquelle je contemplais avec loeil du coeur et celui du corps, Jésus-Christ mort pour nous. Mais cette vision était insipide, quoique très douloureuse.
HUITIÈME PAS
CONNAISSANCE DE JÉSUS-CHRIST
Je reçus, avec le regard sur la croix, une plus profonde connaissance de la façon dont Jésus-Christ était mort pour nos péchés. Jeus de mes propres péchés un sentiment très cruel, et je maperçus que lauteur du crucifiement cétait moi. Mais limmensité du bienfait de la croix, je ne men doutais pas encore. Mon salut, ma conversion, sa mort, je ne pénétrais pas dans le comment de ces choses. La profondeur de lintelligence me fut donnée plus tard. Dans le regard que je raconte il ny avait que du feu, feu damour et de regret, feu tel, que, debout au pied de la (41) croix, je me dépouillai de toutes choses par la volonté et moffris tout entière, et avec tremblement, je fis voeu de chasteté, et accusant mes membres, lun après lautre, je promis de les garder sans tache désormais. Et je priais quil me gardât fidèle à cette chasteté: dune part je tremblais de faire cette promesse ; de lautre le feu me larrachait, et il me fut impossible de résister.
NEUVIÈME PAS
LA VOIE DELA CROIX
Ici le désir me fut donné de connaître la voie de la croix, afin de savoir me tenir debout à ses pieds, et trouver le refuge, luniversel refuge des pécheurs. La lumière vint, et voici comment me fut montrée la voie. Si tu veux aller à la croix, me dit lEsprit, dépouille-toi de toutes choses, car il faut être légère et libre. Il fallut pardonner toute offense, me dépouiller de -toute chose terrestre, hommes ou femmes, amis, parents et toute créature ; et de la possession de moi, et enfin de moi-même, et donner mon coeur à Jésus-Christ, de qui je tenais tout bien, et marcher par la voie épineuse, la voie de la tribulation. Je me défis pour la première fois de mes meilleurs (42) vêtements et des aliments les plus délicats, et des coiffures les plus recherchées. Je sentis beau coup de peine, beaucoup de honte, peu damour divin. Jétais encore avec mon mari, cest pour quoi toute injure qui métait dite ou faite avait un goût amer. Cependant je la portais comme je pouvais. Ce fut alors que Dieu voulut menlever ma mère, qui métait, pour aller à lui, dun grand empêchement. Mon mari et mes fils moururent aussi en peu de temps. Et parce que étant entrée dans la route, javais prié Dieu quil me débarrassât deux tous, leur mort me fui une grande consolation (Il est bien entendu que ces sentiments exceptionnels tiennent, la voie exceptionnelle par où était conduite Angèle de Foligno Les dernières lignes, du reste, ne laissent aucun doute à cet égard). Ce nétait pas que je fusse exempte de compassion ; mais je pensais quaprès cette grâce, mon coeur et ma volonté seraient toujours dans le coeur de Dieu, le coeur et la volonté de Dieu toujours dans mon cur.
DIXIÈME PAS
LARMES
Je demandai à Dieu la chose la plus agréable ses yeux. Alors, dans sa pitié, il mapparut (43) plusieurs fois dans le sommeil, ou dans la veille, crucifié. « Regarde, disait-il, regarde vers mes plaies. » Et par un procédé étonnant il me montrait comment il avait tout souffert pour moi. Ceci se renouvela plusieurs fois. Il me montrait chaque souffrance lune après lautre, en détail, et me disait : « Que peux-tu faire pour moi qui me récompense? » Il mapparaît plusieurs fois dans le jour. Les visions du jour étaient plus apaisées que celles de la nuit ; toutes avaient laspect de la plus horrible douleur. Il me montrait les tortures de, sa tête, les poils de sourcils, les poils de barbe arrachés ! Il comptait les coups de la flagellation, me montrait en détail à quelle place chacun deux avait porté, et me disait : « Cest pour toi, pour toi, pour toi. »Alors tous mes péchés métant présentés à la mémoire, je compris que lauteur de la flagellation, cétait moi. Je compris quelle devait être ma douleur. Je sentis celle que jamais je navais sentie. Il continuait toujours, étalant sa Passion devant moi, et disant : « Que peux-tu faire qui me récompense? » Je pleurai, je pleurai, je pleurai, je sanglotai à ce point que je vis mes larmes brûler ma chair ; quand je vis que je brûlais, jallai chercher de leau froide. (44)
0NZIÈME PAS
PÉNITENCE
Je me portai vers une pénitence trop rude pour que je la dise ; et je mefforçai de la pratiquer. Mais comme elle était incompatible avec les choses du siècle, je résolus de tout quitter pour suivre linspiration divine qui me poussait vers la croix. Ce projet fut une grâce étonnante, et voici comment elle me fut donnée. Le désir de la pauvreté me vint, et je craignis de mourir avant davoir été pauvre : dun autre côté, jétais combattue de mille tentations, jétais jeune, la mendicité était entourée de périls et de hontes. Il me faudra, disais-je, mourir de faim, mourir de froid et mourir nue personne au monde ne mapprouvera. Enfin Dieu eut pitié, et la lumière se fit dans mon coeur, et lillumination fut si puissante, que jamais elle ne séteindra ; je résolus de persévérer dans mon dessein, dussé-je mourir de faim, de froid, de honte. Je résolus daller en avant, eussé-je la certitude de tous les maux possibles. Je sentis quau milieu deux je mourrais pour Dieu, et je me décidai résolument. (45)
DOUZIÈME PAS
LA PASSION
Je priai la mère du Christ et son évangéliste saint Jean, par la douleur quils ont supportée, de mobtenir un signe qui gravât pour léternité dans ma mémoire la Passion de Jésus-Christ.
TREIZIÈME PAS
LE COEUR
Au milieu du désir je fus saisie par un songe où le Coeur du Christ me fut montré, et jentendis ces paroles : « Voici le lieu sans mensonge, le lieu où tout est vérité. » Il me sembla que cela se rapportait aux paroles dun certain prédicateur dont je métais beaucoup moquée.
QUATORZIÈME PAS
AGRANDISSEMENT DE LA PÉNITENCE
Comme jétais debout dans la prière, le Christ se montra à moi et me donna de lui une connaissance plus profonde. Je ne dormais pas. (46)
Il mappela et me dit de poser mes lèvres sur la plaie de son côté. Il me sembla que jappuyais mes lèvres, et que je buvais du sang, et dans ce sang encore chaud je compris que jétais lavée. Je sentis pour la première fois une grande consolation, mêlée à une grande tristesse, car javais la Passion sous les yeux. Et je priai le Seigneur de répandre mon sang pour lui comme il avait répandu le sien pour moi. Je désirais pour chacun de mes membres une passion et une mort plus terrible et plus honteuse que la sienne. Je réfléchissais, cherchant quelquun qui voulût bien me tuer ; je voulais seulement mourir pour la foi, pour son amour, et puisquil était mort sur une croix, je demandais à mourir ailleurs, et par un plus vil instrument. Je me sentais indigne de la mort des martyrs ; jen voulais une plus vile et plus cruelle. Mais je ne pouvais en imaginer une assez honteuse pour me satisfaire, ni assez différente de la mort des saints, auxquels je me trouvais indigne de ressembler. (47)
QUINZIÈME PAS
MARIE ET JEAN
Je fixai mon désir sur la Vierge et saint Jean; ils habitaient dans ma mémoire, et je les suppliais par la douleur quils reçurent au jour de la Passion de mobtenir les douleurs de Jésus-Christ, ou au moins celles qui leur furent données, à eux. Ils macquirent et mobtinrent cette faveur, et saint Jean men combla tellement un jour, que ce jour-là compte parmi les plus terribles de ma vie. Jentrevis, dans un moment de lumière, que la compassion de saint Jean en face de Jésus et de Marie fit de lui plus quun martyr. De là un nouveau désir de me dépouiller de tout avec une pleine volonté. Le démon sy opposa ; les hommes aussi, tous ceux de qui je prenais conseil, sans excepter les Frères Mineurs ; mais tous les biens, ni tous les maux du monde réunis nauraient pu mempêcher de donner ma fortune aux pauvres, ou du moins de la planter là, si on meût ôté les moyens de men débarrasser autrement. Je sentis que je ne pouvais rien réserver sans offenser Celui de qui venait lillumination. Cependant je restais encore dans lamertume, ne sachant si Dieu (48) agréait mes sacrifices ; mais je pleurais, je criais et je disais « Seigneur, si je suis damnée, je nen veux pas moins faire pénitence, et me dépouiller et vous servir. » Je restais dans lamertume du repentir, vide de douceur divine. Voici comment je fus changée.
SEIZIÈME PAS
LORAISON DOMINICALE
Entrée dans une église, je demandai à Dieu une grâce quelconque. Je priai : je disais le Pater; tout à coup Dieu écrivit de sa main le Pater dans mon coeur avec une telle accentuation de sa bonté et de mon indignité, que la parole me manque pour en dire un seul mot. Chacune des paroles du Pater se dilatait dans mon coeur ; je les disais lune après lautre avec une grande lenteur et contrition profonde, et malgré les larmes que marrachait une connaissance plus vive de mes fautes et de mon indignité, je commençai à goûter quelque chose de la douceur divine. La bonté divine se fit sentir à moi dans le Pater mieux que nulle part ailleurs, et cette impression dure au moment où je parle. Cependant, comme le Pater me (49) rêvélait en même temps mes crimes, mon indignité je nosais lever les yeux ni vers le ciel, ni vers le crucifix, ni vers rien ; mais je suppliai la Vierge de demander grâce pour moi, et lamer turne persistait.
O pécheurs ! avec quelle lourdeur lâme par pour la pénitence ! Que ces chaînes sont pesantes ! Que de mauvais conseillers ! Que dempêchements ! Le monde, la chair et le démon.
Et à chacun de ces pas, jétais retardée un certain temps avant de me traîner un pas plu loin tantôt larrêt était plus long, tantôt il étai moindre.
DIX-SEPTIÈME PAS
LESPÉRANCE
Il me fut ensuite montré que la Vierge bien heureuse mavait acquis un privilège par lequel une autre foi me fut donnée que la foi qui est donnée aux hommes. Alors mon ancienne foi me parut morte, et mes anciennes larmes mapparurent comme de petites choses. Une compassion me fut donnée sur Jésus et sur Marie plus efficace quauparavant, et tout ce que je faisais de plus grand mapparut comme petit, et je (50) conçus le désir dune pénitence plus énorme. Mon coeur fut enfermé dans. la Passion du Christ, et lespérance me fut donnée de mon salut par cette Passion. Je reçus pour la première fois la consolation par la voie des songes. Mes songes étaient beaux, et la consolation métait donnée en eux. La douceur de Dieu me pénétra pour la première fois au dedans dans le coeur, au dehors dans le corps. Èveillée ou endormie, je la sentais continuellement. Mais comme je navais pas encore la certitude, lamertume se mêlait à ma joie ; mon coeur nétait pas en repos, il me fallait autre chose.
Voici un de ces songes, choisi entre beaucoup dautres. Je métais enfermée pendant le carême dans une retraite profonde, jaimais, je méditais, jétais arrêtée sur une parole de lEvangile, parole de miséricorde et damour : il y avait un livre à côté de moi, cétait le Missel : jeus soif de voir écrite la parole qui me tenait fixée. Je marrêtai, je me contins, craignant dagir par amour-propre ; je résistai à la soif excessive, et mes mains nouvrirent pas le livre. Je mendormis dans le désir. Je fus conduite dans le lieu de la vision : et il me fut dit que lintelligence de lEcriture contient de telles délices, que lhomme qui la posséderait oublierait le monde. « En veux-tu la preuve? me dit mon guide. Oui, (51) oui », répondis-je. Et javais soif, javais soif. La preuve me fut donnée : je compris, joubliai le monde. Mon guide reprit : « Il noublierait pas seulement le monde, celui qui goûterait la délectation inouïe de lintelligence évangélique, il soublierait lui-même. » Il parla, et jéprouvai. Je compris, je sentis, et je demandai à ne plus sortir de là jamais. « Il nest pas encore temps », dit-il, et il me conduisit. Jouvris les yeux ; je sentais à la fois la joie immense de la vision donnée, la douleur immense de la vision perdue. Je garde encore aujourdhui la délectation du 1souvenir. Alors la certitude me vint et me resta ; cétait une lumière, cétait une ardeur dans laquelle je vis, et jaffirme avec une science parfaite que tout ce quon prêche sur lamour de Dieu nest absolument rien : les prédicateurs ne sont pas capables den parler, et ne comprennent seulement pas ce quils disent. Mon guide me lavait dit pendant la vision. (52)
DIX-HUITIÈME ET DERNIER PAS
LE SENTIMENT DE DIEU
Ici je commençai à sentir Dieu, et saisie dans la prière par limmense délectation, je ne me souvenais plus de la nourriture, et jaurais voulu ne plus manger pour être toujours debout dans la prière. La tentation de ne plus manger se mêla à mon état nouveau, de ne plus manger, ou de manger trop peu ; mais je compris que ceci était une illusion. Tel était le feu dans mon coeur quaucune génuflexion ou quaucune pénitence ne me fatiguait. Et pourtant je fus conduite vers un plus grand feu et une ardeur plus brûlante. Alors je ne pouvais plus entendre parler de Dieu sans répondre par un cri, et quand jaurais vu sur ma tête une hache levée, je naurais pas pu retenir ce cri. Ceci marriva pour la première fois le jour où je vendis mon château pour en donner le prix aux pauvres. Cétait la meilleure de mes propriétés.
A partir de ce moment, quand on parlait de Dieu, mon cri méchappait, même en présence des gens de toute espèce. On me crut possédée. Je ne dis pas le contraire ; cest une infirmité (54) disais-je ; niais je ne peux pas faire autrement.
Je ne pouvais donner satisfaction à ceux qui détestaient mon cri: cependant une certaine pudeur me gênait. Si je voyais la Passion du Christ représentée par la peinture, je pouvais à peine me soutenir ; la fièvre me prenait et je me trouvais faible ; cest pourquoi ma compagne me cachait les tableaux de la Passion. A cette époque jeus plusieurs illuminations, sentiments, visions, consolations, dont quelques-unes seront écrites plus loin. (54)
DIX-NEUVIÈME CHAPITRE
TENTATIONS ET DOULEUR.
De peur que la grandeur et la multitude des révélations et des visions ne menflât, de peur que leur délectation ne mexaltât, il me fut donné un tentateur à mille formes qui multiplie autour de moi les tentations et les peines : peines du corps et peines de lâme. Dinnombrables tourments déchirent mon corps : ils viennent des démons, qui les excitent de mille manières. Je ne crois pas quon puisse exprimer les douleurs de mon corps. Il ne me reste pas un membre qui ne souffre horriblement. Je ne suis jamais sans douleur et sans langueur, toujours débile et fragile, au point de rester couchée, pleine de souffrance. Je nai pas un membre qui ne soit frappé, tordu, affligé par les démons. Je suis faible, gonflée, remplie dans tous mes membres dune sensibilité douloureuse. Je ne me remue quavec la plus grande peine ; je suis fatiguée du lit, et je ne peux manger suffisamment (55).
Quant aux tourments de lâme, sans comparaison plus nombreux et plus terribles, les démons me les. infligent à peu près sans relâche. Je ne peux mieux me comparer quà un homme suspendu par le cou qui, les mains liées derrière le dos, et les yeux couverts dun voile, resterait attaché par une corde à la potence, et vivrait là, sans secours, sans remède, sans appui. Je crois même que ce que je subis de la part des démons est plus cruel et plus désespéré. Les démons ont pendu mon âme : et de même que le pendu na pas de soutien, mon âme pend sans appui, et mes puissances sont renversées, au vu et au su de mon esprit. Quand mon âme voit ce renversement et cet abandon de mes puissances sans pouvoir sy opposer, il se fait une telle souffrance que je peux à peine pleurer, par lexcès de la douleur, de la rage et du désespoir ; quelquefois aussi je pleure sans remède. Quelquefois ma fureur est telle, que cest beaucoup pour moi de ne pas me mettre en pièces. Quelquefois je ne peux mempêcher de me frapper horriblement, au point de me gonfler la tête et les membres. Quand mon âme assiste au départ et à la chute de ses puissances, le deuil se fait en elle, et je vocifère à Dieu, et je crie sans relâche : Mon Dieu, mon Dieu, ne mabandonnez pas ! (56)
Je souffre un autre tourment : cest le retour, au moins apparent, des anciens vices. Ce nest pas quils soumettent réellement mon âme à leur empire, mais ils me torturent cruellement. Les vices même que je neus jamais viennent en moi, sallument et me déchirent. Mais ils ne vivent pas toujours, et leur mort me donne une grande joie. Je suis livrée à de nombreux démons qui ressuscitent en moi les vices que javais, et en produisent dautres que je neus jamais. Mais quand je me souviens que Dieu fut affligé, méprisé et pauvre, je voudrais voir tous mes maux redoubler.
Quelquefois, il se produit une affreuse et infernale obscurité où disparaît toute espérance, et cette nuit est horrible. Et les vices que je sens morts dans mon âme ressuscitent dans mon corps ; mais les démons les réveillent en dehors de lâme, et en excitent dautres qui ny furent jamais. Je souffre alors particulièrement dans trois endroits du corps : le feu de la concupiscence est tel dans ces moments-là, quavant den avoir reçu la défense, je me brûlais avec le feu matériel, dans lespoir déteindre lautre. Ah ! jaimerais mieux être brûlée vive ! Je crie, jappelle la mort, la mort quelle quelle soit, et je dis à Dieu : « Si je suis damnée, eh bien ! tout de suite : (57) pas de retard; puisque vous mavez abandonnée, achevez, achevez, et que labîme mengloutisse. » Et, je comprends alors que ces vices ne sont pas dans lâme, puisquelle ny consent jamais, et que cest le corps qui souffre violence. Lennui se joint à la douleur et, si cela durait, le corps ny tiendrait pas. Lâme se voit dépourvue de ses puissances, et quoiquelle ne consente pas aux vices, elle se voit sans force contre eux : elle voit entre Dieu et elle une effroyable contradiction ; elle voit sa chute et sent son martyre. Un vice que je neus jamais vient en moi par une permission spéciale: je sens clairement et je connais quil y vient par permission. Il surpasse, je crois, tous les autres; la vertu par laquelle je le combats est un don manifeste du Dieu libérateur, et si je doutais de Dieu, dans la ruine de toutes mes croyances, ce don senti me rendrait la foi. Il y a là une espérance assurée, tranquille, et le doute est impossible ; la force lemporte ; le vice a le dessous ; la force me tient suspendue au-dessus de labîme. Telle est cette force et telle est la puissance communiquée par elle, que tous 1es hommes, tous les démons, toutes les ruses de la terre et de lenfer n peuvent obtenir de moi-même le plus léger mouvement, et cest elle qui garde la foi. Et pourtant ce vice que je nose (58) nommer maltère si cruellement, que si la force divine se cache un instant et menace de me quitter, aucune puissance comme aucune honte et aucun châtiment ne mempêcheraient de me ruer sur lui. Mais la force divine survient et me délivre : tous les biens et tous les maux de ce monde ne peuvent plus rien contre lui. Et jai souffert ainsi pendant plus de deux ans!
Dans mon âme une certaine humilité et un certain orgueil se combattent douloureusement, et jai dégoût de toutes ces choses. Ce genre dhumilité, qui me montre destituée de tout bien, chassée de toute vertu et de toute grâce, qui me montre en moi la multitude des vices et des vides, menlève toute espérance et me cache tOute miséricorde. Je me vois alors comme la maison du diable, sa dupe, sa fille et son agent, chassée de toute rectitude, de toute véracité, digne du dernier fond de lenfer inférieur. Cette misérable humilité nest pas lautre, la vraie, celle qui écrase lâme sous la bonté divine sentie. La fausse humilité entraîne tous les maux. Engloutie en elle, je me vois entourée de démons ; dans mon âme et dans mon corps je ne vois que des défauts : Dieu mest fermé ; puissance et grâce, tout est caché. Le souvenir même du Seigneur mest interdit; me voyant damnée, je ne minquiète que de mes crimes, que je (59) voudrais navoir pas commis au prix de tous les biens et de tous les maux qui peuvent être nommés. Au souvenir de mes crimes, je me raidis tout entière pour combattre le démon et triompher de mes vices. Mais je ne vois, pour me sauver, ni porte, ni fenêtre, et je mesure la profondeur de labîme où je suis tombée. Lhumilité ma engloutie comme un Océan sans rivage. Je contemple dans labîme la surabondance de mes iniquités ; je cherche inutilement par où les découvrir et les manifester au monde: je voudrais aller nue par les cités et par les places, des viandes et poissons pendus à mon cou, et crier: Voilà la vile créature, pleine de malice et de mensonge ! Voilà la graine de vice, voilà la graine du mal. Je faisais le bien aux yeux des hommes ; je faisais dire : Elle ne mange ni poisson, ni viande. Ecoutez-moi : jétais gourmande et ivrogne : je faisais semblant de ne vouloir que le nécessaire ; je jouais à la pauvreté extérieure. Mais je me faisais un lit avec des tapis et des couvertures que jenlevais le matin pour les cacher aux visiteurs. Voyez le démon de mon âme et la malice de mon coeur! Ecoutez bien : je suis lhypocrisie, fille du diable:
je me nomme celle qui ment; je me nomme labomination de Dieu ! Je me disais fille doraison, jétais fille de colère, et denfer et dorgueil. (60) Je me présentais comme ayant Dieu dans mon âme, et sa joie dans ma cellule, javais le diable dans ma cellule, et le diable dans mon âme. Sachez que jai passé ma vie à chercher une réputation de sainteté: sachez, en vérité, quà force de mentir et de déguiser les infamies de mon coeur, jai trompé des nations.
Homicide, voilà mon nom!
Homicide des âmes, homicide de mon âme !
Couchée dans labîme, je me roulais aux pieds de mes frères, ceux-là quon appelle mes fils, et je leur disais : « Ne me croyez plus ; ne me croyez plus. Est-ce que vous ne voyez pas que je suis possédée? Vous qui vous appelez mes fils, priez la justice de Dieu pour que les démons sortis de mon âme manifestent mes actes dans toute leur horreur, et que Dieu ne soit pas plus longtemps déshonoré par moi. Est-ce que vous ne voyez pas que tout ce que je vous ai dit est mensonge? Est-ce que vous ne voyez pas que si tout à coup le monde devenait vide de malice, je le remplirais toute seule par la surabondance de la mienne? Ne me croyez plus. Nadorez plus cette idole où est caché le diable ; tout ce que je vous ai dit est mensonge, et mensonge diabolique. Suppliez la justice de Dieu pour que lidole tombe et se brise, pour que ses oeuvres diaboliques soient manifestes ; car je me (61) couvrais dor avec des paroles divines, pour être honorée et adorée à la place de Dieu. Priez pour que le diable sorte de lidole, afin que le monde ne soit plus trompé par cette femme. Cest pourquoi je supplie le Fils de Dieu, que je nose nommer, que, sil ne me manifeste pas par lui-même, il me manifeste par la terre qui souvre et mengloutisse, afin que, posée en spectacle et en exemple, je fasse dire aux hommes et aux femmes : « Oh ! comme elle était dorée, dorée en dedans et dorée au dehors ! » Ah ! que je voudrais avoir au cou un collier ou un lacet, et me faire traîner par les places et par les villes : et les enfants me traîneraient et diraient : « Voilà la misérable qui a menti toute sa vie ! » Et les hommes crieraient, ainsi que I les femmes : « Oh ! voilà le miracle, le miracle qua fait Dieu ! La malice cachée de toute sa vie vient dêtre manifestée par elle-même ! »
Mais tout cela est peu de chose, et rien ne suffit. Voici un désespoir nouveau, un désespoir inconnu. Jai absolument désespéré de Dieu et de tous ses biens. Cest fini, cest réglé, réglé entre lui et moi. Jai la certitude que dans le monde entier lenfer na pas une proie aussi parfaite que moi-même ; toutes les grâces de Dieu, toutes ses faveurs, tout cela est pour exaspérer mon désespoir et mon enfer! Oh! je vous en (62) supplie, mettez-vous en prière ; que la justice de Dieu fasse sortir les démons de lidole, que la justice de Dieu manifeste mon coeur; ma tête se fend, mon corps plie, mes yeux sont aveuglés de larmes, mes membres se disjoignent parce que je ne peux pas manifester mes mensonges Sache, toi qui écris, que toutes mes paroles ne sont rien auprès de mes maux, de mes iniquités et des mes mensonges ; jétais toute petite quand jai commencé !
Voilà ce que je suis forcée de dire dans le gouffre de labaissement, Et puis lorgueil arrive !
Et, je suis faite toute colère, toute superbe, toute tristesse, toute amertume et tout enflure Les biens que ma faits Dieu se changent dans mon âme en amertume infinie. Ils ne me servent à rien ! Ils ne remédient à rien ! Ils excitent seulement une douloureuse admiration qui ressemble à une insulte faite à mon désespoir! Pourquoi toujours en moi ce vide de vertu? Pourquoi Dieu a-t-il permis cela? Et puis je doute et je me dis : Est-ce quil maurait trompée? Cette tentation ferme et cache tout bien. Colère, orgueil, tristesse, amertume, enflure et peine, la parole ne peut rien exprimer de tout cela. Quand tous les sages du monde et tous les saints du paradis maccableraient de leurs consolations et de leurs promesses, et Dieu (63) lui-
même de ses dons, sil ne me changeait pas moi-même, sil ne commençait au fond de moi une nouvelle opération, au lieu de me faire du bien, les sages, les saints et Dieu exaspéreraient au delà de toute expression mon désespoir, ma fureur, ma tristesse, ma douleur et mon aveuglement !
Ah ! si je pouvais changer ces tortures contre tous les maux du monde, et prendre toutes les infirmités et toutes les douleurs qui sont dans tous les corps des hommes, je croirais tous ceux-ci plus légers et moindres. Je lai dit souvent, que mes tourments soient changés contre le martyre, nimporte de quelle espèce !
Mes tourments ont commencé quelque temps avant le pontificat du pape Célestin (1294) ; ils ont duré plus de deux ans, et leurs accès étaient fréquents. Je ne suis pas encore parfaitement guérie, quoique leur atteinte soit maintenant légère, et seulement extérieure. La situation étant changée, je comprends que lâme, broyée entre lhumilité mauvaise et lorgueil, subit une immense purgation, par laquelle jai acquis lhumilité vraie sans laquelle le salut nest pas. Et plus grande est lhumilité, plus grande la purgation de lâme. Entre lhumilité et lorgueil, mon âme passe par le martyre et passe par le feu. Par la connaissance de ses vides et de ses fautes (64) quelle acquiert par cette humilité, lâme est purgée de lorgueil et purgée des démons. Plus lâme est affligée, dépouillée et humiliée profondément, plus elle conquiert, avec la pureté, laptitude des hauteurs.
Lélévation dont elle devient capable se mesure à la profondeur de labîme où elle a ses racines et ses fondations. (65)
VINGTIÈME CHAPITRE
PÈLERINAGE
Béni soit Dieu et le Père de Notre-Seigneur Jésus, qui nous console en toute tribulation.
Oui, il a daigné consoler la pécheresse en toute tribulation. Après le dix-huitième pas, où le nom de Dieu me faisait crier, après lillumination que mapporta le Pater, je sentis la douceur de Dieu, et voici comment. Je considérai lunion en Jésus-Christ de lhumanité et de la divinité. Absorbée dans cette vue, buvant la contemplation et la délectation, jobéissais dans mon âme à des inspirations intimées par lattrait. Ce fut à cette époque la plus grande joie de ma vie. Pendant la plus grande partie du jour je restai debout dans ma cellule, abîmée~ dans la prière, enfermée, seule et stupéfaite. Et mon coeur reçut si fort le coup de la joie que je tombai à terre, incapable de parole. Ma compagne courut à moi, sagita et me crut morte; mais elle mennuyait et me faisait obstacle. (66)
Un jour, au milieu des persévérances de la prière, avant davoir tout donné, quoiquil sen fallût de fort peu, pendant une oraison du soir, privée de sentiment divin, je me lamentais et je criais à Dieu « Tout ce que je fais, je le fais pour vous trouver. Vous trouverai-je, quand je laurai fini? » La réponse vint. « Que veux-tu? dit-elle. – Ni or, ni argent, ni le monde entier ;vous seul. – Fais donc et hâte-toi quand tu auras terminé, toute la Trinité viendra en toi. » Je reçus beaucoup dautres promesses ; je fus arrachée à toute douleur, je fus congédiée avec la suavité divine. Puis jattendis lexécution. Quand je racontai le fait à ma compagne, je manifestai quelque doute, à cause de la grandeur des promesses t cependant la Suavité de ladieu entretenait mon espérance.
Ce fut alors que je fis à Assise le pèlerinage de saint François, et ce fut pendant la route que la promesse saccomplit. Pourtant je navais pas tout donné aux pauvres. Peu sen fallait à la vérité ; mais la mort dun saint homme, qui sétait chargé de mes affaires, en avait retardé la dernière phase. Cet homme, converti par moi, voulut aussi tout donner; pendant quil allait et venait pour cette affaire, il mourut en chemin. Sa sépulture est honorée, et illustrée par des miracles. (67)
Revenons à moi. Je faisais donc mon pèlerinage : je priais en route, je demandais entre autres choses au bienheureux François lobservation fidèle de sa règle, à laquelle je venais de mastreindre ; je demandais de vivre et d mourir dans la pauvreté.
Jétais déjà allée à Rome pour demander a bienheureux saint Pierre la grâce et la liberté quil faut pour être pauvre réellement. Par les mérites de saint Pierre et de saint François, je reçus, avec une certitude sensible, le don de la vraie pauvreté. Jétais arrivée à cette grotte au delà de laquelle on monte à Assise par un étroit sentier. Jétais là, quand jentendis une voix qui disait : « Tu as prié mon serviteur François mais jai voulu tenvoyer un autre missionnaire,. le Saint-Esprit. Je suis le Saint-Esprit, cest moi qui viens, et je tapporte la joie inconnue. Je vais entrer au fond de toi, et te conduire près de mon serviteur.
« Je vais te parler pendant toute la route ma parole sera ininterrompue et je te défie den écouter une autre, car je tai liée, et je ne t lâcherai pas, que tu ne sois revenue ici une seconde fois, et je ne te lâcherai alors que relativement à cette joie daujourdhui ; mais quant au reste, jamais, jamais, si tu maimes. Et il me provoquait à lamour, et il disait (68) : « O ma fille chérie ! ô ma fille et mon temple ô ma fille et ma joie ! Aime-moi ! car je taime, beaucoup plus que tu ne maimes ! » Et, parmi ces paroles, en voici qui revenaient souvent «O ma fille, ma fille et mon épouse chérie ! »Et puis il ajoutait : « Oh ! je taime, je taime plus quaucune autre personne qui soit dans cette vallée. O ma fille et mon épouse ! Je me suis posé et reposé en toi ; maintenant pose-toi et repose-toi en moi. .lai vécu au milieu des apôtres : ils me voyaient avec les yeux du corps et ne me sentaient pas comme tu me sens. Rentrée chez toi, tu sentiras une autre joie, une joie sans exemple. Ce ne sera pas seulement comme à présent le son de ma voix dans lâme, ce sera moi-même. Tu as prié mon serviteur François espérant obtenir avec lui et par lui. François ma beaucoup aimé, jai beaucoup fait en lui mais si quelque autre personne maimait plus que François, je ferais plus en elle. »
Et il se plaignait de la rareté des fidèles et de la rareté de la foi, et il gémissait, et il disait « Jaime dun amour immense lâme qui maime sans mensonge. Si je rencontrais dans une âme un amour parfait, je lui ferais de plus grandes grâces quaux saints des siècles passés, par qui Dieu fit des prodiges quon raconte aujourdhui. Or personne na dexcuse, car tout le monde (69) peut aimer; Dieu ne demande à lâme quo lamour ; car lui-même aime sans mensonge, et lui-même est lamour de lâme. » Pesez ces dernières paroles ; pesez-les. Elles sont profondes.
Que Dieu soit lamour de lâme, il me le lai. sait sentir par une vive représentation de sa passion, et de sa croix quil a portée pour nous ; Lui, limmense ; Lui, le glorieux, il mexpliquait sa passion et tout ce quil a fait pour nous, et il ajoutait : « Regarde bien ; trouves-tu en moi quelque chose qui ne soit pas amour? » Et mon âme comprenait avec évidence quil ny a rien en Lui qui ne soit pas amour. Il se plaignait de trouver en ce temps peu de personnes en qui il puisse déposer sa grâce, et il promet. tait de faire à ses nouveaux amis, sil en trouvait, de plus grandes grâces quaux anciens. Et il reprenait : « O ma fille chêne, aime-moi ; cas je taime beaucoup plus que tu ne maimes. Aime-moi, ma bien-aimée; jaime dun amour immense lâme qui maime sans malice. » Et il voulait que lâme, suivant sa puissance et sa capacité, laimât du même amour, de lamour quil a pour elle, lui promettant de se donner si seulement, elle le désire. Et il disait toujours « O ma bien-aimée, ô mon épouse, aime-moi, mange, bois, dors ; toute ta vie me plaira, pourvu que tu maimes ! » Il ajouta : « Je ferai (70) en toi de grandes choses en présence des nations, je serai connu en toi, glorifié, clarifié en toi; le nom que je porte en toi sera adoré à la face des nations. » Il ajouta mille autres choses.
Mais moi, pendant que je lécoutais, considérant mes péchés et mes défauts, je me disais : Tu nes pas digne de tous ces grands amours. Le doute me prit, et mon âme dit à Celui qui parlait : « Si tu étais le Saint-Esprit, tu ne me dirais pas ces choses inconvenantes ; car je suis fragile et capable dorgueil. » Il répondit : « Eh bien, essaie ! essaie de tirer vanité de mes paroles, essaie donc ; tâche un peu ; essaie de penser à autre chose. » Je fis tous mes efforts pour concevoir un sentiment dorgueil ; mais tous mes péchés me revenant à la mémoire, je sentis une humilité telle que jamais dans toute ma vie. Je tâchai davoir des distractions ; je regardai curieusement les vignes le long du chemin. Je tâchai déchapper aux discours quon me tenait; mais de quelque côté que ségarât mon oeil, la voix disait toujours : «Regarde, contemple ; ceci est ma créature. » Et je sentais une douceur, une douceur ineffable.
Jétais tellement aimée, disait la voix, que le Fils de Dieu et de la Vierge Marie sétait incline vers moi pour me parler. Et Jésus-Christ me (71) disait : « Quand le monde entier viendrait à toi, je te défie de parler à un autre quà moi mais, puisque me voici, tu possèdes le monde entier. » Et pour me tranquilliser, il me disait : « Cest moi qui ai été crucifié pour toi, moi qui ai souffert pour toi la faim et la soif, moi qui tai aimée jusquà leffusion du sang. » Il me racontait sa passion et me disait : « Demande une grâce pour toi, pour tes compagnes, pour qui tu voudras, et prépare-toi à recevoir; car je suis beaucoup plus prêt à donner que toi à recevoir. » Mon âme cria disant: « Je ne veux pas demander, parce que je ne suis pas digne. » Et tous mes péchés me revenaient à la mémoire. Mon âme ajouta : « Si toi qui me parles depuis le commencement, tu étais le Saint-Esprit, tu ne me dirais pas de telles paroles ; dailleurs si le Saint-Esprit était en moi, je devrais mourir de joie. » Il répondit : « Est-ce que je ne suis pas le maître? Je te donne la joie que je veux. non pas une autre. Il y a un homme à qui jen ai donné une moindre. Ses yeux se sont fermés, et il est tombé sans connaissance. Je vais te donner encore ce signe de ma présence. Essaie de parler à tes compagnes, essaie de penser à quelque chose de bon ou de mauvais, nimporte quoi ; je te défie de penser à autre chose quà Dieu. Je suis le seul qui puisse lier lesprit. Je (72) nagis pas en vue de tes mérites, mais en vue de ma bonté. »
Pendant quil parlait, je me sentais digne de lenfer, et ce sentiment avait pour la première fois les caractères de lévidence. Il ajoutait que si mes compagnes de voyage avaient été mal choisies, je naurais pas entendu et éprouvé ce que je venais dentendre et déprouver. Quant à elles, elles sinterrogeaient sur la langueur où elles me voyaient ; car jétais brisée de douceur. Javais peur darriver; jaurais voulu que la route durât jusquà la fin du monde. Quant à la joie que je sentais, je renonce à la dire, surtout quand jentendis :
« Cest moi, le Saint-Esprit, cest moi qui suis en toi. » Et la douceur venait avec chaque parole. Il maccompagna jusquau tombeau de saint François, suivant sa parole, et ne me quitta pas, et resta avec moi jusquaprès le dîner, et me suivit dans ma seconde visite au tombeau. Quand jentrai pour la seconde fois dans léglise, je fléchis le genou, et je vis un tableau qui représentait François serré contre la poitrine de Jésus. Alors il me dit : « Je te tiendrai beaucoup plus serré que cela ; je tembrasserai dun embrassement trop serré pour être vu. Voici pourtant lheure où je vais te quitter, ô ma fille chérie, ô mon temple et mon amour, et ma (73) délectation ; je vais te remplir et te quitter, te quitter quant à cette joie, non, non pas te quitter réellement, pourvu que tu maimes ! »
Et bien que cette parole fût amère comme prédiction, elle eut cependant en elle-même une douceur inouïe. Je regardai Celui qui parlait, pour le voir des yeux de lesprit et des yeux du corps ; je le vis ! Vous me demandez ce que je vis? Cétait quelque chose dabsolument vrai, cétait plein de majesté, cétait immense, mais quétait-ce? Je nen sais rien ; cétait peut-être le souverain bien. Du moins cela me parut ainsi. Il prononça encore des paroles de douceur ; puis il séloigna. Son départ lui-même eut les attitudes de la miséricorde. Il ne sen alla pas tout à coup ; il se retira lentement, majestueusement, avec une immense douceur. Et il disait encore: « O ma fille chérie, que jaime plus quelle ne maime ! tu portes au doigt lanneau de notre amour, et tu es ma fiancée ! Désormais tu ne me quitteras plus : la bénédiction du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit est en toi et sur ta compagne ! » Et mon âme cria : « Puisque vous ne me quitterez plus, je ne crains plus le pêché mortel ! » Mais là-dessus il ne voulut pas répondre. Et comme, au moment du départ, javais demandé une grâce pour ma compagne, il en promit une dun autre genre. Il (74) se retirait, il se retirait ; je compris quil mempêchait de tomber à terre, et quil me forçait rester debout.
Mais, après le départ, lorsque tout fut cor sommé, je tombai assise, et je criai à haut voix, hurlant, vociférant, rugissant sans pudeur et, au milieu des hurlements, je crois que je disais : «Amour, amour, amour, tu me quittes et je nai pas eu le temps de faire ta connaissance ! Oh ! pourquoi me quitter? » Mais je ne pouvais plus parler. Et si je voulais articuler au lieu de paroles, il ne venait que des hurlements, et je rugissais, je rugissais ; si jessayais de dire un mot, il était couvert par un cri ; on cherchait à mentendre, et on ne pouvait pas. Cela se passait à la porte de léglise de Saint François. Tout le peuple sassembla, je rugissais en présence du peuple. Jétais assise en criant et jétais languissante pendant que
rugissais. Mes compagnons et mes amis furent pris de honte et sécartèrent en rougissant. On ne savait pas ce qui marrivait ; on se trompa sur la cause. Quant à moi, je disais : « Cest Lui, je ne doute plus, cest Lui ; jai la certitude, cest Lui, cest le Seigneur qui ma parlé. Je hurlais de douceur et de douleur, car cétait Lui, mais il était parti. « La mort, criai-je, lamort ! » Mais, ô douleur ! je ne mourais pas, et (75) je vivais, et il était parti ! mes jointures se séparaient.
Je revins dAssise, et, chemin faisant, je parlais de Dieu avec une grande douceur, et javais grandpeine à me taire. Je me contenais cependant, car je nétais pas seule. Or, pendant la route, Jésus me parla et me dit: «Moi, Jésus-Christ, qui te parle et qui tai parlé, je te donne ce signe que vraiment cest. Moi ; je te donne la croix et lamour de Dieu je te les donne pour léternité. »
Je sentis dans mon âme la croix de lamour, et cela rejaillit sur mon corps, et je sentis la croix corporellement, et mon âme fut liquéfiée. Revenue à la maison, je sentais une douceur tranquille, paisible, trop immense pour être exprimée. Alors vint le désir de la mort ; car cette douceur, cette paix, cette délectation au-dessus des paroles me rendait cruelle la vie de ce monde. Ah ! la mort ! la mort ! et je serais parvenue à la substance même de la douceur, dont je sentais de loin quelque chose, et je laurais touchée pour toujours, et jamais, jamais perdue ! Ah ! la mort ! la mort ! la vie métait une douleur au-dessus de la douleur de ma mère et de mes enfants morts, au-dessus de toute douleur qui puisse être conçue. Je tombai à terre languissante, et je restai là huit jours (76) et je criais : « Ah ! Seigneur, Seigneur, ayez pitié de moi ! Enlevez-moi, enlevez-moi. »sentis alors des parfums qui ne sont pas de terre, et des effets inexprimables. Quant à la joie, elle fut au delà des paroles. Bien des paroles mont été dites souvent, mais non pas avec une telle lenteur, ni une telle douceur, ni mi telle profondeur. Pendant que jétais à terre ma compagne, admirable de simplicité, de pureté, de virginité, entendit une voix qui disait :«Le Saint-Esprit est dans cette chambre.» Eh sapprocha de moi, et madressa ces paroles « Dis-moi ce que tu as car je viens dentendre une voix qui ma dit: Approche-toi dAngèle. Je lui répondis : « Ce qui ta été dit ne me plaît pas. »
Et depuis ce jour je lui communiquai quelques-uns de mes secrets. (77)
VINGT ET UNIÈME CHAPITRE
LA BEAUTÉ.
Un jour que jétais en oraison, élevée en esprit, Dieu me parlait dans la paix et dans lamour. Je regardai et je le vis.
Vous me demanderez ce que je vis? Cétait lui-même, et je ne peut dire autre chose. Cétait une plénitude, cétait une lumière intérieure et remplissante pour laquelle fi parole ni comparaison ne vaut rien. Je ne vis rien qui eût un corps. Il était ce jour-là sur la terre comme au ciel : la beauté qui ferme les lèvres, la souveraine beauté contenant le souverain bien. Lassemblée des saints se tenait debout, chantant des louanges devant la majesté souverainement belle. Tout cela mapparut en une seconde. Et Dieu me dit : « O ma fille chérie, très aimante et très aimée, tous les saints ont pour toi un amour spécial, tous les saints et ma Mère, et cest moi qui tassocierai à eux. »
Malgré limportance de ces paroles, elles me parurent petites. Ce quil me disait de sa Mère et de ses saints me touchait peu. Limmensité (78) de délectation, que je buvais en Lui, en lui-même, dans sa source, me rendait aveugle vis-à-vis des saints et des anges. Toute leur bonté, toute leur beauté était en Lui, était de Lui ; il était le souverain bien ; il était toute beauté. Et mes yeux se fermaient sur la créature, abîmés de joie dans lessence du beau. Et il me dit : « Je taime dun amour immense, je ne te le montre pas, je te le cache. » Mon âme répondit : « Mais pourquoi donc mon Seigneur place-t-il ainsi sa joie et son amour dans une pécheresse pleine de turpitudes? » Et Dieu répondait : « Je te dis que jai placé en toi mon amour. Mes yeux voient tes défauts, mais cest comme si je ne men souvenais plus. Jai déposé en toi, et jai caché mon trésor.
Et ces paroles mapportaient le sentiment de leur pleine vérité ; et je ne doutais pas, et je sentais, et je voyais que les yeux de Dieu me regardaient ; et mon âme puisa dans son regard la lumière. Quun saint descende du paradis, je lui porte le défi dexprimer ma joie. Et comme il me cachait, disait-il, son amour, à cause de mon impuissance à la porter : « Si vous êtes le Dieu tout-puissant, vous, pouvez me donner la force de porter votre amour. » Il répondit: « Tu aurais alors ton désir, et ta faim diminuerait. Ce que je veux, ton désir, ta faim, ta langueur.» (79)
VINGT-DEUXIÈME CHAPITRE
LA PUISSANCE
Un jour jentendis une voix divine qui me disait : « Moi qui te parle, je suis la puissance divine, qui tapporte une grâce divine. Cette grâce, la voici : je veux que ta vue seule soit utile à ceux qui te verront. Ah ! ce nest pas tout ! je veux que ta pensée, ton souvenir et ton nom, portent secours et faveur à quiconque sen servira. Personne ne pensera à toi en vain. Toute âme qui se souviendra de toi recevra une grâce proportionnée à lunion divine quelle possédera déjà. »
Je refusai, malgré ma joie, craignant la vaine gloire.
Mais il ajouta:
« Tu nas rien à tirer de là, rien, quant à la vanité. Cette gloire nest pas la tienne ; cest un fardeau que tu porteras, et ce nest pas autre chose. Garde-le ; porte-le ; et restitue la gloire à son propriétaire. »
Je compris que jétais en sûreté. « Et (80) cependant, me dit-il, ta crainte ne ma pas déplu.
Jentrai à léglise et jentendis une parole qui récréa mon âme. La voix disait : « O ma fille chérie ! mais elle se servit dun bien autre nom que je nose pas écrire; et elle ajouta : « Aucune créature ne peut te donner consolation ; je tiens cela dans mes mains ; je vais te montrer nia puissance. »
Les yeux de lesprit furent ouverts en moi, je vis une plénitude divine où jembrassais tout lunivers, en deçà et au delà des mers, et lOcéan, et labîme, et toutes choses, et je ne voyais rien nulle part que la puissance divine ; le mode de la vision était absolument inénarrable. Dans un transport dadmiration, je mécriai : « Mais il est plein de Dieu, il est plein de Dieu, cet univers. » Aussitôt lunivers me sembla petit. Je vis la puissance de Dieu qui ne le remplissait pas seulement, mais qui débordait de tous les côtés.
« Je tai montré, dit-il quelque chose de ma puissance. »
Et je compris que, plus tard je pourrais peut. être en recevoir une intelligence plus élevée.
« Je tai montré, dit-il, quelque chose de ma puissance ; regarde mon humilité. »
Je vis un abîme épouvantable de profondeur; cétait le mouvement de Dieu vers lhomme et vers toutes choses. (81)
Me souvenant de la puissance inénarrable, et voyant labîme de la descente, je sentis ce que jétais ; cétait le rien, absolument rien, un néant, et dans ce néant rien, rien, excepté lorgueil ! Je tombai dans un abîme de méditation, et, épouvantée dêtre indigne à ce point je me dis : Non, non, je ne veux plus communier.
« Ma fille, dit-il, le point où tu es montée est inaccessible à la créature ! Il faut quelque grâce de Dieu très spéciale pour quun être vivant soit transporté là. »
Cependant la messe avançait ; le prêtre élevait lhostie.
« La puissance, dit la voix, la puissance est sur lautel ! je suis en toi ; si tu me reçois, tu reçois Celui que déjà tu possèdes. Communie donc au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. Moi qui suis digne, je te fais digne. »
Je sentis au fond de lâme linénarrable douceur dune joie tellement immense, quelle remplira ma vie avant de sépuiser.
VINGT-TROISIÈME CHAPITRE
LA SAGESSE
Un jour, une personne me demanda de prier Dieu pour obtenir certaines connaissances
quelle voulait avoir. Jhésitais, sa demande me paraissait pleine de sottise et dorgueil.
Pendant que jétais dans cette pensée, je fus ravie en esprit. Je fus posée dans ce ravissement près dune table sans commencement ni fin ; je ne voyais pas la table, mais je voyais ce qui était placé sur elle. Cétait une plénitude divine, une plénitude inénarrable, qui na aucun rapport avec aucune expression; cétait la plénitude, la Sagesse divine et le souverain bien.
Et dans la vision de la divine Sagesse, je voyais quil nest pas permis de linterroger sur certaines voies futures et secrètes quelle choisira dans lavenir; car il y a un manque de respect à vouloir marcher devant elle. Quand japerçois des hommes livrés à ces investigations, leur erreur est visible pour moi. Le (83) mystère que japerçus, sous la ressemblance dun objet étendu sur une table, ma laissé une intelligence profonde qui discerne, au premier mot que jentends, les personnes et les choses spirituelles. Je ne juge plus comme autrefois de mon ancien jugement, qui était erreur et péché. Je juge dun jugement vrai, qui me permet dentrevoir le défaut de mon ancien jugement. Je ne peu~t pas raconter dette Vision ; car la table est le seul objet sensible dont lidée où le nom mait été présenté à lesprit. Quant au mystère même de la vision, il échappe à la parole. (84)
VINGT-QUATRIÈME CHAPITRE
LA JUSTICE
Un jour, jétais en oraison ; je fis des questions, non pas pour sortir dun doute, mais parc que je brûlais den savoir plus sur Dieu, et je lui dis:
« Pourquoi avez-vous créé lhomme? Pour quoi avez-vous permis sa chute? Pourquoi la passion de votre Fils, quand vous aviez, pour nous racheter, tant dinstruments dans les mains? » Je sentais jusquà lévidence quen effet Dieu pouvait nous vivifier et nous sauver autre ment. Je me sentais poussée et forcée à faire des questions. Jaurais voulu dans ce moment me fixer dans la prière pure et simple ; mais Dieu me contraignit à linterroger. Je restai plusieurs jours ainsi, toujours interrogeant, et cependant la question ne venait pas du doute Je comprenais que Dieu avait choisi la voie la plus appropriée à sa bonté et à nos besoins mais cela ne suffisait pas, car je voyais claire ment quil eût pu agir dune tout autre manière. (85) Il vint un moment où je fus ravie en esprit; je vis alors que le mystère de ses voies est un mystère sans commencement ni fin. Ravie dans limmense ténèbre, mon âme voulut rétrograder vers elle-même. Impossible ! Elle voulut aller plus avant. Impossible ! Puis, enlevée plus haut, elle aperçut la puissance inénarrable, puis la justice de Dieu, sa volonté, sa bonté, et je découvris au fond delles les choses que javais cherchées. Tout à coup mon âme fut arrachée à limmense ténèbre. Pendant quelle y avait été abîmée, mon corps était étendu à terre mais quand vint la lumière, je me relevai vivement, me tenant sur lextrémité de mes doigts de pied. Lagilité de mon corps était inouïe, et je crus sentir que jétais créée pour la seconde fois. Je plongeai mon regard avec une joie immense dans la volonté de Dieu, dans sa puissance, dans sa justice, et au delà de mes espérances, je buvais avec transport lintelligence des mystères ; mais leur manifestation est interdite aux paroles, parce quils dépassent la nature.
Je savais bien que Dieu pouvait nous sauver autrement; mais je navais jamais compris comment le mode de rédemption quil a choisi constitue de lui à nous la plus haute manifestation de sa bonté, et lunion la plus intime, celle qui se fait par la bouche, lunion eucharistique. (86)
Ce jour-là jarrivai à une telle connaissance de la justice de Dieu et de la rectitude de ses jugements, à une telle satisfaction, à une telle tranquillité, que dans aucune hypothèse, je néprouverais ni douleur, ni négligence, ni relâchement dans la prière. Cette vision ma laissé dans lâme une paix, un repos, une tranquillité sans exemple, une tranquillité éternelle. Mais je nai pas tout dit.
Après avoir contemplé la volonté de Dieu, sa puissance et sa justice, je fus ravie à une plus grande hauteur où je ne vis plus rien de tout cela, et le mode de vision fut changé. Je vis une unité éternelle, inexprimable, dont je ne puis rien dire, sinon quelle est le tout bien. Et mon âme, dans le délire de sa joie, ne distinguait plus lamour et contemplait linénarrable. Jétais sortie de ma première vision, jétais entrée dans linénarrable : avec mon corps ou sans mon corps, je lignore pleinement. Tous les états que javais connus étaient moins grands que celui-ci. Cette vision laissa en moi la mort des vices et la sécurité des vertus. Jaime tous les biens et tous les maux, les bienfaits et les forfaits. Rien ne rompt pour moi lharmonie. Je suis dans une grande paix, dans une grande vénération des jugements divins. Le matin et le soir, dans mes prières, je dis : (87)
Par votre justice, délivrez-moi, Seigneur ; par vos jugements, délivrez-moi, Seigneur; jai la même confiance et la même délectation que quand je dis : Par votre avènement, délivrez-moi, Seigneur ; par votre Nativité, délivrez-moi, Seigneur ; par votre Passion, délivrez-moi, Seigneur. Je ne vois pas mieux la bonté de Dieu dans un saint ou dans tous les saints, que dans un damné ou dans tous les damnés. Mais cet abîme ne me fut montré quune fois; le souvenir et la joie quil ma laissés sont éternels. Si, par un malheur impossible, toutes les vérités de la foi mabandonnaient, il me resterait, dans mon naufrage, une certitude de Dieu, et de ses jugements, et de la justice de ses jugements.
Mais, ô profondeur! ô profondeur! ô profondeur ! ô profondeur ! toute créature sert au salut des prédestinés : Cest pourquoi lâme, qui, descendue dans labîme, a jeté un coup doeil sur les justices de Dieu, regardera désormais toutes les créatures , comme les servantes de sa gloire. (88)
VINGT-CINQUIÈME CHAPITRE
LAMOUR
Cétait pendant le carême ; jétais sèche et sans amour. Je priais Dieu de me donner quelque chose de lui-même ; car, moi, je navais rien. Les yeux intérieurs furent ouverts en moi, et je vis lamour qui venait à moi. Je vis son principe, mais non sa fin. Ce que je voyais avait un prolongement, sans avoir de limite. Les couleurs ne me fourniraient aucun terme de comparaison. Quand lamour arriva à moi, je le vis avec les yeux de lâme beaucoup plus clairement que je nai jamais rien vu avec les yeux du corps.
Je dirai, si vous voulez, que lamour prit, en me touchant, la ressemblance dune faux. Je vous supplie de ne pas croire quil sagisse dune ressemblance commensurable. Mais il me sembla quun instrument tranchant me touchait, puis il se retirait, ne pénétrant pas autant quil se laissait entrevoir. Je fus remplie damour ; je fus rassasiée dune plénitude inestimable. Mais (89) écoutez le secret : cette satiété engendrait une faim inexprimable, et mes membres se brisaient et se rompaient de désir, et je languissais, je languissais, je languissais vers ce qui est au delà. Ni voir, ni entendre, ni sentir la créature. Oh ! silence ! silence !
Mais il y avait un cri au dedans. Oh! ne me faites plus languir ! Oh ! la mort ! la mort ! car la vie mest une mort. La mort ! bienheureuse Vierge ! Prenez avec vous les apôtres ! Allez ensemble, ensemble, ensemble devant le Très-Haut ; et puis à genoux, à genoux tous à la fois, pour quil ne veuille plus, pour quil ne permette plus que je souffre. A genoux tous, pour que Jarrive vers Celui que je sens ! Saint François, à genoux! à genoux, Evangéliste ! Je criais, je conjurais : il approche, pensais-je, il approche. Voilà que je deviens tout amour! Il y en a beaucoup qui se croient dans lamour, et qui sont dans la haine ; dautres, qui se croient dans la haine, et qui sont dans lamour. Je désirais voir ceci dune vue claire, Dieu me donna lévidence, je demeurai satisfaite. Je fus remplie dun amour auquel je ne crains pas dé promettre léternité ; et si une créature me prédisait la mort de mon amour, je lui dirais : «Tu mens » ; et si cétait un ange, je lui dirais : « Je te connais ; cest toi qui es tombé du ciel.» (90)
Je vis en moi deux parts, comme si une déchirure mavait coupée en deux. Ici ce qui est de Dieu, lamour et le souverain bien ; et. là, ma part, sécheresse et vide, vide absolu.
Et, dans cette lumière, je vis que ce nétait pas moi qui aimais. Je me voyais pourtant dans lamour ; mais cétait en vertu dun don.
Lamour se rapprocha ; il me fit une plus ardente brûlure; et puis, voici le désir, le désir daller là où il est. Je ne sais pas si au-dessus de cet amour il y en a un autre, à moins de parvenir à lamour mortel ; car il y en a un qui donne la mort. Entre lamour généreux et lamour mortel, il y a un amour intermédiaire qui ferme les lèvres, parce que sa joie et son abîme sont au delà des paroles. On meût fait un mal horrible, si on meût conté la Passion, et si on eût nommé Dieu devant moi, parce quà ce nom, je suis délectée dune si infinie jouissance, que je suis crucifiée de langueur et damour.
Et pourtant, tout ce qui est moins grand que ce Nom me devient un autre supplice.
Ah! quon ne me parle plus ni de lEvangile, ni de la vie de Jésus-Christ, ni daucune
parole divine ! tout cela ne me paraîtrait plus rien. Je vois en Dieu de plus grandes grandeurs ! (91)
Silence devant lincomparable !
Et quand je reviens de cet amour, je suis dans une joie immense ; je suis angélique et jaime jusquaux démons (Ces paroles demandent à être entendues dans le sens mystique où elles sont prononcées. Lhorreur du péché, lhorreur du démon est lélément fondamental et essentiel de toute vérité, de toute sainteté par conséquent; mais dans un état dâme quon pourrait appeler transcendant, le sentiment de la justice accomplie réconcilie lâme divinisée non pas avec le mal, avec le péché, avec le démon, mais avec lordre absolu, qui, par le moyen de lenfer éternel, les a fait rentrer dans son sein immense. Lâme déiforme, ne voyant plus dans lenfer, comme dans le ciel, que la vérité, la justice et lordre, adore autant Dieu peur avoir creusé labîme que pour avoir élevé les cieux. Cest ce que jai voulu expliquer au cinquième chapitre de louvrage intitulé : M. Renan, lAllemagne et lathéisme au XIXe siècle.
En cet état le péché me plaît, quand je le vois commis par dautres, parce que je sens que Dieu le permet justement. En cet état, si un chien me mordait, je ny ferais aucune attention, et je ne sentirais pas la douleur. En cet état, la Passion de Jésus-Christ ne me laisse ni souvenir, ni douleur. En cet état, je nai plus de larmes.
Or cette attitude me transporte au-dessus des régions quhabitait saint François. Il vécut au pied de la croix, par un souvenir continuel. Souvent jhabite à la fois différents degrés de léchelle ; je désire voir cette chair morte pour (92) nous et parvenir à elle. Cet amour, éperdu de délices, se souvient de la Passion sans éprouver aucune douleur. Une fois , le souvenir du précieux sang, du sang inestimable avec qui le salut coula sur le monde, se mêla avec lamour sans parole et supérieur. Je métonnai, je men souviens, de voir ces amours debout ensemble, au même moment ; mais la douleur était totalement absente. La Passion nest plus pour moi quune lumière qui me conduit. (93)
VINGT-SIXIÈME CHAPITRE
LA GRANDE TÉNÈBRE
Un jour mon âme fut ravie et je vis Dieu dans une clarté supérieure à toute clarté connue, et dans une plénitude supérieure à toute plénitude. Au lieu où jétais, je cherchai lamour, et ne le trouvai plus. Je perdis même Celui que javais traîné jusquà ce moment, et je fus faite le non-amour (Cette parole sublime a pour commentaire tout le traité de saint Denys lAréopagite sur les Noms divins. Le grand docteur, après avoir épuisé les affirmations, les trouvant inférieures à Celui qui sest désigné, dans la langue humaine, par le Tetragrammaton, trois fois mystérieux, le nom terrible et ineffable, le grand docteur ajoute :
« Quoique lon approprie à la Divinité, qui dépasse toutes choses, les noms dUnité et de Trinité, toutefois, cette Trinité et cette Unité ne peuvent être connues ni de nous ni daucun être; mais, afin de glorifier saintement cette essence indivisible et féconde, nous désignons par les noms divins de Trinité et dUnité ce qui est plus sublime quaucun nom, plus sublime quaucune substance ; car il nest ni unité ni trinité ; il nest ni nombre, ni singularité, ni fécondité ; il nest aucune existence, ni aucune chose connue qui puisse dévoiler lessence divine si excellemment élevée par-dessus toutes choses, dévoiler un mystère supérieur à toute raison, à toute intelligence. Et Dieu ne se nomme pas, et ne sexplique pas ; sa majesté est absolument inaccessible… De là vient que les théologiens ont préféré sélever à Dieu par la voie des locutions négatives. » (St Denys, Des Noms divins, ch. XIII, traduction de Mgr Darboy.)
Peut-être Angèle de Foligno atteignit la pratique inférieure des théories de lAréopagite, peut-être arriva-t-elle à un état mystique qui correspondait aux grandeurs métaphysiques quentrevoyait le disciple de saint Paul. Réalisant la nuit noire sur laquelle saint Denys fixait son oeil daigle, Angèle vit Dieu dans limmense ténèbre, et fut faite le non-amour.) (94)
Alors je vis Dieu dans une ténèbre, et nécessairement dans une ténèbre, parce quil est si tué trop haut au-dessus de lesprit, et tout ce qui peut devenir lobjet dune pensée est sans proportion avec lui.
Il me fut alors donné une confiance parfaite, une espérance certaine, une sécurité sans ombre et sans obscurcissement, continuelle et garantie.
Dans le bien infini, qui mapparut, dans la ténèbre, je me recueillis tout entière, et au fond je trouvais la paix, la certitude de Dieu avec moi, je trouvai lEmmanuel.
Souvent je vois Dieu ainsi suivant le mode ineffable et sans la plénitude absolue, qui ne peut être ni exprimée par la bouche, ni conçue par le coeur. Dans le bien certain et secret, que japerçois avec une immense ténèbre, est(95) enfouie mon espérance en Lui je sais et je possède tout ce que je veux voir et posséder, en Lui est le tout bien. Je ne puis craindre ni son départ, ni le mien, ni aucune séparation. Cest une délectation ineffable dans le bien qui contient tout, et nOn là ne peut devenir lobjet ni dune parole ni dune conception. Je ne vois rien, je vois tout la certitude est puisée daris la ténèbre. Plus la ténèbre est profonde, plus le bien excède tout ; cest le mystère réservé. Ensuite je vois avec ténèbre que Celui qui est là, au-dessus de tout, surpasse jusquau bien absolu. Et tout le reste est ténèbre, et tout ce quon peut penser est tout petit à côté.
Faites attention. La divine puissance, sagesse et volonté, que jai vue ailleurs merveilleusement, paraît moindre que ceci.
Celui-ci cest un tout ; les autres, on dirait des parties ; les autres, quoique inénarrables, donnent une joie qui rejaillit dans le corps.
Mais quand Dieu paraît dans la ténèbre, ni rire, ni ardeur, ni dévotion, ni amour, rien sur la face, rien dans le coeur, pas un tremblement, pas un mouvement. Le corps ne voit rien les yeux de lâme sont ouverts. Le corps repose et dort, la langue coupée et immobile toutes les amitiés que Dieu ma faites, nombreuses et inénarrables, et ses douceurs et ses dons, et ses (96) paroles et ses actions, tout cela est petit à côté de Celui que je vois dans limmense ténèbre et si tout me trompait, il me resterait la paix suprême, à cause de limmense ténèbre où repose le tout bien.
A laltitude ineffable de voir Dieu dans limmense ténèbre, mon âme fut ravie trois fois. Je lai vu mille fois avec ténèbre, mais trois fois seulement dans lobscurité suprême. Mon corps est travaillé par les infirmités ; le monde me poursuit avec ses épreuves et ses amertumes les démons maffligent et me persécutent presque continuellement ; ils ont puissance sur moi. Dieu leur a permis daffliger mon âme et mon corps, et je vois presque matériellement les assauts quils me livrent.
De lautre côté Dieu mentraîne à lui, par le bien suprême que je vois dans la nuit noire. Dans limmense ténèbre, je vois la Trinité sainte, et dans la Trinité, aperçue dans la nuit, je me vois moi-même, debout, au centre.
Voilà lattrait suprême, près de qui tout nest rien, voilà lincomparable. Mes paroles me font leffet dun néant ; quest-ce que je dis? mes paroles me font horreur, ô suprême obscurité ! mes paroles sont des malédictions, mes paroles sont des blasphèmes. Silence ! silence ! silence ! silence ! Quand jhabite (97) dans lombre noire, je ne me souviens plus de lhumanité de Jésus-Christ, du Dieu-homme, ni de quoi que ce soit qui ait une forme. Je vois tout et je ne vois rien.
Sortant de lobscurité, je recommence voir lHomme-Dieu ; il attire mon âme avec douceur, et il dit quelquefois : Tu es moi, et je suis toi
Je vois ses yeux ; je vois sa face miséricordieuse; il embrasse mon âme, il la serre contre lui, il la serre dun embrassement immensément serré. Ce qui procède de ses yeux et de sa face e~t le bien quon voit dans la nuit noire. Cest la chose qui sort du fond, et linénarrable délectation vient avec elle. Dans lHomme-Dieu mon âme puise la vie, elle se maintient en lui plus longtemps que dans la vision obscure. Mais lattrait de limmense ténèbre est incomparablement supérieur, au moins pour moi, à lattrait de lHomme-Dieu. Jhabite désormais dans l Homme-Dieu presque continuellement. Un jour je reçus de lui cette assurance quentre lui et moi il ny a rien qui ressemble à un intermédiaire. Depuis ce moment, de son humanité sur moi la joie coule nuit et jour.
La louange chante en moi, et je dis: «Gloire à vous, Seigneur! votre croix est en mon lit; jai pour oreiller la pauvreté ; jétends et repose (98) mes membres dans la douleur et le mépris. Cest sur ce lit quil est né, quil a vécu, quil est mort. Dieu a tant aimé la société de la douleur et du mépris, quil la choisie pour son Fils, et le Fils sest couché dans ce lit, et il sest accordé avec le Père dans cet amour. Cest dans ce lit que je me suis reposée et que je me repose ; jespère y mourir et être sauvée par lui. O Jésus ! la joie que jattends de ces pieds et de ces mains est une joie inénarrable. Quand je le vois, au lieu de revenir, je voudrais approcher toujours, toujours, et ma vie est une mort. A son souvenir, je deviens muette ma langue est coupée. Quand je le quitte, le monde et tout ce que, je rencontre augmente ma faim et ma soif. La longueur de lattenté fait de mon désir une peine mortelle. Dans ces visions et consolations, très souvent mon, âme est ravie et enchantée par le Dieu très doux à qui soit honneur et gloire dans les siècles des siècles. Amen. » (99)
VINGT-SEPTIÈME CHAPITRE
LINEFFABLE
Je fus ravie en esprit et je me trouvai en Dieu suivant un mode inconnu. Je me sentais au milieu de la Trinité par un mode de présence plus grand et plus élevé. Je recevais des biens plus énormes quà lordinaire, et de ces biens coulaient des joies, des délices, des délectations inénarrables, au-dessus de mes habitudes, et supérieures à mon expérience.
Les opérations divines qui se faisaient dans mon âme étaient trop ineffables pour être racontées par un saint ou par un ange quelconque. La divinité de ces opérations et la profondeur de leur abîme écrase la capacité et lintelligence de toute âme et de toute créature. Si je parle delles, ma parole me fait leffet dun blasphème. Je suis arrachée à mes anciennes habitudes. Adieu, vie cachée du Christ que jai tant aimée autrefois ; adieu, contemplation profonde de la profondeur, de la profondeur chérie du Père, qui de toute éternité prédestina labîme à (100) mon Fils, pour lui tenir compagnie ; adieu, pauvreté, souffrances, abjection, qui fûtes la Vie du Fils de Dieu, et qui fûtes aussi mon repos sur la terre, Adieu, ténèbres sacrées où jai vu la face du Seigneur; adieu, mon antique joie.
Or, mon ancienne vie ma été arrachée avec une telle onction, et parmi les oublis dun si profond sommeil, que je ne sais comment cela sest fait ; je ne me Souviens que dune chose, cest que jai eu ces choses, et que je ne les ai plus.
Dans les biens ineffables et les nouvelles opérations que subit mon âme, Dieu fait dabord mon opération, puis il se manifeste, et au moment où il se découvre à mon âme, il laccable sous des dons plus énormes, accompagnés dune plus haute, dune plus ineffable lumière.
Or, il se présente de deux manières.
Voici le premier mode de manifestation. Il se manifeste dans lintime de lâme : je comprends alors sa présence dans toute nature, dans toute créature qui a reçu le don de lêtre, dans le démon, dans lange, dans le paradis, dans ladultère, dans lhomicide, dans toute bonne action, dans tout ce qui a reçu, à un degré quelconque, le don dexister, dans toute (101) beauté, dans toute turpitude. Quand je suis dans cette vérité, ma joie nest pas plus immense à contempler Dieu dans une vertu que dans un crime, dans un ange que dans un démon; le mode de présence est devenu lhabitude de mon âme. Cette présence est une illustration pleine de grâce et de vérité, et lâme qui la possède est inaccessible au choc des choses ! Elle apporte les joies divines ; le sentiment profond du Dieu qui est là souffle lhumilité et la confusion ; on se souvient quon est pécheur. Avec la consolation et la joie divine, lâme reçoit la sagesse et la gravité.
Quant au second mode de présence, il est tout à fait différent, et la joie quil apporte nest pas la même joie.
Cette présence inconnue recueille profondément lâme en elle, et là, dans le fond, elle accomplit lopération divine, avec une grâce incomparablement plus grandiose. Tel est labîme où elle saccomplit, labîme inénarrable des délectations et des illustrations divines, que cette manifestation de Dieu, sans autre bien que lui-même, est le souverain bien, celui que les saints possèdent pendant léternité. Dans la vie éternelle, les élus sont traités différemment ; les uns ont plus, les autres ont moins. Si jessaie de parler de la vie éternelle, il me semble (102) quau lieu de parler, je blasphème et quau lieu de cultiver je dévaste. Sil faut dire quelque chose, je dirai que les dons que reçoivent les saints dans la vie éternelle sont des délectations de lâme par lesquelles Dieu augmente sa capacité pour le saisir et pour le tenir. Oh ! quand Dieu se présente à lâme, quand le Seigneur découvre sa face, il dilate lâme et verse dans cette capacité subitement agrandie des joies et des richesses inconnues ; et cela se passe dans un abîme dont je nai pas encore parlé; celui-ci est plus profond. Lâme est arrachée à toute ténèbre : la connaissance de Dieu dépasse les possibilités prévues par lintelligence ; et telle est cette lumière, et telle est cette joie, et telle est cette évidence, et tel est cet abîme nouveau quil est inaccessible à tout coeur créé. Après labîme, mon coeur ignore ; incapable de rien comprendre, de rien penser des choses de labîme, il ne sait rien, si ce nest peut-être limpossibilité naturelle où il était daller là. Des choses de labîme, il est impossible de rien dire ; pas un mot dont le son donne une idée de la chose ; pas une pensée, pas une intelligence qui puisse saventurer là. Elles restent dans leurs domaines, dans les domaines inférieurs. Pas un mot, pas une idée qui ressemble au Dieu de labîme. (103)
LEcriture sainte est si profonde, que lhomme le plus sage du monde entier, trop faible pour la comprendre, est surpassé par la profondeur; lintelligence est trop courte.
Mais sil sagit des opérations absolument ineffables qui sont et se font dans lâme, dans linstant suprême, dans léblouissement de Dieu, il ny a plus même à balbutier. Mon âme est souvent ravie aux secrets divins. Je comprends alors pourquoi lEcriture est facile et difficile ; pourquoi elle paraît se contredire ; par où lhomme échappe au salut qui vient delle ; comment elle condamne, comment elle sauve Je sais ces choses, et je me tiens debout sur elles, pleine de science, et quand je reviens des secrets divins, je puis prononcer quelques petits mots avec assurance. Maie sil sagit des opérations ineffables, sil sagit de léblouissement de gloire, napprochez pas, parole humaine ; et ce que jarticule en ce moment me fait leffet dune ruine, et jai lépouvante quon a quand on blasphème. Si toutes les consolations spirituelles, si toutes les joies célestes, si toutes les délectations divines qui ont été senties depuis le commencement du monde ; allions plus loin, disons autre chose, que dirais-je bien? Si tous les saints, qui ont vécu avaient sans cesse parié de Dieu, et si toutes les (104) délectations, bonnes ou mauvaises, qua jamais senties la créature terrestre étaient changées en délices pures, en délices spirituelles, en délices éternelles, et si ces délices devaient me conduire à linénarrable joie de voir Dieu manifesté ; si lon moffrait tout cela réuni, et si, pour le tenir, il me fallait donner et changer un instant de ma joie suprême, un instant de mon éblouissement, le temps quil faut pour lever ou pour fermer les yeux, je dirais : Non, non, non. Tout ce que je viens dénumérer nest rien, rien auprès de linénarrable. Entre ces choses et la mienne, la distance est infinie. Je te Je dis, pour essayer de déposer un mot dans ton coeur. Jai parlé du temps quil faut pour ouvrir ou fermer les yeux ; mais ma jouissance est beaucoup plus longue, elle dure longtemps, elle revient souvent, elle opère avec sa puissance.
Quant à lautre mode de présence, la présence intérieure, dont javais parlé dabord, je lai presque continuellement.
Les joies et les tristesses du dehors peuvent, jusquà un certain point et dans une faible mesure, maffecter intérieurement ; mais jai dans lâme un sanctuaire où nentre ni joie, ni tristesse, ni délectation, ni vertu, ni quoi que ce soit qui ait un nom, cest le sanctuaire du souverain bien. (105)
Cette manifestation de Dieu (cest Jésus-Christ que je veux dire, mais je blasphème au lieu de parler, parce que les expressions me manquent), cette manifestation. de Dieu contient toute vérité, en elle je comprends et possède toute vérité, toute vérité qui soit au ciel, sur terre ou en enfer, ou enfouie dans une créature quelconque, et je la possède avec une telle certitude, une telle évidence que si le monde entier se levait pour me contredire, au lieu dêtre troublée, je rirais.
Cest là que je vois lÊtre de Jéhovah. Je vois aussi comment il a agrandi ma capacité de le connaître, depuis les jours dautrefois, depuis les jours où je le voyais dans cette ténèbre qui fit les délices de mes années dapprentissage. A présent je me vois seule avec Dieu, toute pure, toute sanctifiée, toute vraie, toute droite, toute certaine, toute céleste en lui ; et quand je suis dans cet état, joublie les mondes. Et quelquefois alors, Dieu ma dit « O fille de la divine sagesse, temple du Bien-Aimé, son temple et ses délices ; ô fille de la paix, en toi repose la Trinité ; en toi est toute vérité ; tu me tiens, et je te tiens. »
Une des opérations que Dieu fait dans lâme, cest le don dune immense capacité, pleine dintelligence et de délices, pour sentir (106) comment Dieu vient dans le sacrement de lautel avec sa grande et noble société. Or, quand je redescends, quand je quitte le point culminant, je me vois tout péché, tout obéissance au péché, oblique et immonde, tout mensonge et tout erreur; mais je suis tranquille ; car lonction divine me demeure fidèle pour toujours, lonction la plus élevée que je me souvienne davoir eue pendant les jours de ma vie terrestre. Ce nest pas moi-même qui membarque sur cet océan ; non, je suis conduite par le
Seigneur, conduite et enlevée. Je ne suis pas même capable de désirer cette béatitude ; je ne sais même pas comment je ferais pour la demander. Et cependant elle ne me quitte plus. Dieu ravit mon âme sans me demander mon consentement. Au moment où jy pense le moins, mon Seigneur et mon Dieu memporte tout à coup. Et jembrasse le monde, et il ne me semble plus être sur terre, mais dans le ciel, et en Dieu. Les hauteurs de ma vie passée, sont bien basses près de celles-ci. O plénitude, plénitude ! ô lumière remplissante, certitude, majesté et dilatation, rien napproche de votre gloire ! Or, cet éblouissement de Dieu, je lai eu plus de mille fois, et jamais il na ressemblé à lui-même, éternellement varié et nouveau à jamais. (107)
Dans une fête de la Chandeleur, Dieu me donna léblouissement de gloire, et, pendant lacte intérieur, mon âme eut la représentation delle-même, et elle se vit. O altitude ! ô majesté ! Ni sur terre, ni au ciel, je naurais pu ni croire, ni soupçonner, ni inventer une telle gloire. Et mon âme, trop étroite pour elle-même, ne put sembrasser ni se comprendre. Si lâme créée et finie ne peut se comprendre, jusquoù grandira son impuissance en face de limmense et de linfini, en face de lincirconscrit?
Mon âme se présenta devant la face de Dieu avec une immense sécurité, sans ombre et sans nuage ; elle se présenta avec une joie inconnue, avec un transport jeune, supérieur, au-dessus de toute excellence : la nouveauté et la splendeur du prodige que jétais dépassa mon intelligence.
Dans la rencontre que jeus avec le Seigneur, je sentis lineffable, la chose dont jai parlé, léblouissement de Dieu ; puis des paroles me furent dites, paroles sorties des lèvres du Très-Haut. Mais je ne veux pas quelles soient écrites.
Quand, après cela, lâme revient en elle-même, elle y trouve une disposition à jouir de toute peine et de toute injure portée pour Dieu elle sent limpossibilité dune séparation. Aussi (108) je criai :« O doux Seigneur, quest-ce qui pourra me séparer de vous? » Et jentendis cette réponse : « Rien, avec ma grâce.»
Mais jai pitié des paroles que je rapporte ; ce quil y a dadmirable, cest la manière dont elles furent dites, et je ne peux pas rapporter ceci. La voix me dit que cette chose que jappelle léblouissement de Dieu est la chose quont les saints dans la vie éternelle ; que cest celle-là, et non pas une autre ; que les uns lont à un degré supérieur, les autres à un degré inférieur ; que le moindre éblouissement du ciel surpasse le plus grand éblouissement de la terre, et ce fut dans linstant même de léblouissement que jappris cela. (109)
VINGT-HUITIÈME CHAPITRE
LA CERTITUDE
Quelque temps après ma conversion, cétait ce jour-là une des fêtes de la Vierge, je la suppliai de mobtenir cette grâce immense, la certitude de nêtre pas trompée par les voix qui me parlaient. Je reçus une réponse qui était une promesse, et la voix qui parlait ajouta:
« Dieu sest manifesté à toi, il ta parlé, il ta donné de Lui le sentiment quil en a lui-même. Evite donc de parler, de voir et dentendre, autrement que selon Lui. »
Je sentais dans celui qui parlait une discrétion et une maturité inexprimables. Je demeurai dans la joie et dans lespérance, avec le sentiment de la prière exaucée. Il me fut dit au même instant que je nagirais plus autrement que par la conduite de Dieu. Voir, parler, entendre selon Lui ! Je commençai à faire ces trois choses ; tout à coup mon coeur fut soulevé de la terre et posé en Dieu, et quand il (110) fallut descendre aux choses de la vie, comme parler ou manger, rien ne dérangea mon coeur de sa position; je ne pouvais ni penser, ni voir, ni sentir que Dieu. Quand, à la fin de loraison, jallais prendre de la nourriture, jen demandais la permission : « Va, disait la voix, mange avec la bénédiction du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. » Quelquefois la permission se faisait attendre, quelquefois non. Cela dura trois jours et trois nuits.
Enfin, ravie en esprit, pendant la messe, je vis Dieu au moment de lélévation. Après cette vision, il resta en moi une douceur inénarrable et une joie immense qui durera toute ma vie. Cest dans cette vision que je reçus lassurance demandée, et le doute prit la fuite. Je reçus pleine satisfaction ; jeus la certitude de Dieu mayant parlé. (111)
VINGT-NEUVIÈME CHAPITRE
LONCTION
Une autre fois, jétais en oraison. Jentendis des paroles de paix: « O ma fille chérie, disait la voix, je taime beaucoup plus que tu ne maimes ; ô mon temple choisi, le coeur du Dieu tout-puissant est appliqué sur ton coeur. »
Un sentiment inconnu et inexprimablement délicieux coula dans tous mes membres, et je tombai à terre, et je restai étendue. La voix reprit : « Le Dieu tout-puissant ta élue par-dessus toutes les femmes de cette ville, et a posé son amour en toi. Il fait ses délices en toi, en toi et en ta compagne. Que votre vie soit donc lumière et miséricorde pour quiconque la regardera ; quelle soit justice et jugement pour quiconque ne la regardera pas.»
Et mon âme vit dans une lumière que ce jugement serait plus terrible pour les prêtres que pour les laïques, parce que le mépris quils font des choses divines est rendu plus
effroyable par la connaissance quils ont des Ecritures. La voix reprit: «Lamour que le Tout-Puissant a posé en vous est si grand que sa présence est continuelle dans votre âme, quoique le sentiment ne soit pas le même toujours. En ce moment, ses yeux sont sur vous. »
Alors des yeux de lesprit je vis comment dirai-je… pour parler un langage quelconque? Je dirai, parmi les transports dune joie inénarrable, je vis, des yeux de mon esprit, les yeux. de lEsprit divin… Mais quest-ce que mes misérables paroles? Jen suis dégoûtée, jen ai honte ; elles me font leffet dindignes plaisanteries.
Au milieu de ma joie, mes péchés revinrent à ma mémoire, et aucun bien ne me paraissait être en moi, et je ne voyais rien dans ma vie qui fût présentable devant Dieu.
La chose était si grande, que je ne pouvais y croire : et je répondis : « Si Celui qui me parle était le Fils de Dieu, rua joie ne serait-elle pas plus énorme? si jétais sûre que cest bien vous qui êtes en moi, en moi, telle que je me connais, je ne pourrais pas supporter ce délire. Comment se fait-il que je ne meure pas de joie? » (113)
Il répondit : « Tu as la joie que je veux; si elle nest pas plus énorme, cest que je ne veux pas ; mais la voici qui va devenir plus énorme. Regarde ! le monde entier est plein de moi.
Et je vis que toute créature était pleine de Dieu.
«Je peux tout, dit-il ; tout, et même ceci : je peux faire que tu me voies avec les yeux du corps, comme les apôtres mont vu, et que tu naies aucun plaisir, ni aucun sentiment, »
Il ne disait rien de tout cela dans un langage humain ; mais mon âme comprenait tout! elle comprenait cela, et beaucoup de choses plus grandes, et elle sentait la vérité des choses.
Pourtant elle voulut de cette vérité une preuve, une manifestation , et elle cria : « Oh! puisquil en est ainsi, puisque vous êtes le Dieu tout-puissant, vous qui dites les grandes choses : oh ! donnez-moi un signe, un signe que cest vous, un signe, Seigneur, que cest bien vous. »
Je pensais à un signe matériel et visible, une chandelle allumée dans la main, une pierre précieuse, nimporte quoi. Un signe ! un signe ! tout ce que vous voudrez, pourvu que ce soit un signe ; personne ne le verra sans votre permission.
Celui qui me parle répondit: (114) « Le signe que tu demandes ne te donnerait quun moment de joie, le temps de voir et de toucher ; mais le doute reviendrait, et lillusion serait possible dans un signe de cette nature.
« Laisse-moi le choix. Je te donnerai un signe dun ordre supérieur, qui vivra éternellement dans ton âme, et tu le sentiras éternellement. Ce signe, le voici : Tu seras illuminée et embrasée, maintenant et toujours, brûlante damour, et dans lamour, maintenant et à jamais. Voilà le signe le plus assuré qui soit, le signe de ma présence, le signe authentique, et personne ne peut le contrefaire.
«Je ten fais présent, quil descende au fond de toi. Je te donne plus que tu ne mas demandé. Voici que je plonge lamour en toi : Tu seras chaude, embrasée, ivre, ivre sans relâche; tu supporteras pour mon amour toutes les tribulations. Si quelquun toffense en paroles ou en actes, tu crieras que tu es indigne, indigne dune telle grâce. Cet amour que je te donne pour moi, cest celui que jai eu pour vous quand je portai pour vous jusquà la croix la patience et lhumilité. Tu sauras que je suis en toi, si toute parole et toute action ennemie provoquent en toi, non pas la patience, mais la reconnaissance et le désir. Ceci est le signe certain de ma grâce. En ce moment, je te fais une (115) onction que je fis à saint Cyr et à plusieurs autres. »
Je sentis lonction ; je la sentis, je la sentis avec une douceur tellement inexprimable, que je désirais mourir, mais mourir dans toutes les tortures possibles. Je ne comptais plus pour rien les tourments des martyrs ; jen désirais de plus terribles. Jaurais voulu que le monde entier me fît don, avec toutes les injures possibles, de toutes les tortures dont il dispose. Il meût été si doux de prier pour ceux qui men auraient fait cadeau. Au lieu de métonner de ces saints qui ont prié pour leurs persécuteurs et leurs bourreaux, ils devaient, me dis-je, insister auprès de Dieu et lui arracher pour eux quelque grâce spéciale. Oh! comme jaurais prié pour ceux qui mauraient donné ce que je demandais ! de quel amour je les aurais aimés! comme jaurais compati à leurs misères! Ni peu, ni beaucoup, dans aucune mesure, je ne puis exprimer la douceur de cette onction qui métait inconnue. Dans dautres consolations, jaurais désiré une mort prompte. Mais dans celle-ci, qui était tout autre et dune autre nature, jambitionnais une mort horrible et lente, accompagnée de tous les tourments possibles. Jappelais ainsi toutes les tortures du monde entier, et je les appelais sur (116) celui de mes membres quelles auraient voulu choisir ; et, réunies, elles étaient peu de chose devant les yeux de mon désir. Mon âme comprenait leur petitesse auprès des biens promis pour la vie éternelle. Et elle comprenait dans la certitude ; et si tous les sages du monde venaient me dire le contraire, je ne les croirais pas. Et je jurerais le salut éternel de tous ceux qui vont par cette voie ; je jurerais sans peur. Le signe a plongé dans le fond de mon âme illustrée dune telle splendeur, quelle serait invincible à tout amour. Et je suis le signe sans interruption ; et il est lui-même la voie du salut, lamour de Dieu et de la souffrance désirée pour son nom. «
Dieu parla encore et me dit:
«Fais écrire ce que je viens de faire en toi et à la fin du récit, je veux quon ajoute ces mots : Que grâces soient rendues au Seigneur Que dans la joie comme dans la tristesse, quiconque veut conserver la grâce tienne les yeux fixés sur la croix. »
Quant au signe et à ce qui le concerne, mon âme comprenait ce que la parole ne peut rendre, et elle comprenait avec une plénitude qui la plongeait dans les choses quon ne peut pas dire, et linexprimable joie de cette plénitude échappe à toute expression et à toute (117) tentative dexpression, et le premier mot de cela ne sera jamais dit dans une langue humaine.
Que Dieu me pardonne mes misérables paroles ! Quil ne mimpute pas, quil ne me reproche pas le vide et le défaut de ce mauvais récit ! (118)
TRENTIÈME CHAPITRE
JÉSUS-CHRIST
Je méditais un jour sur la Passion du Fils de Dieu et sur sa pauvreté. Or, le Christ me donna la vision de sa pauvreté. Il me la montra immense dans mon coeur. Sa volonté était empressée ; il mordonnait de la voir et de la bien considérer. Et je voyais ceux pour lesquels il se fit pauvre. Jeus un tel sentiment de reproche et de douleur, que mon coeur tomba en défaillance.
Puis il augmenta en moi la lumière qui donnait sur sa Passion. Je le vis pauvre damis, pauvre de parents ; enfin je le vis pauvre de lui-même, et relativement à son humanité, incapable de saider. On dit quelquefois que sa puissance divine était cachée, à cause de son humanité ; elle nétait pas cachée, jen ai reçu de Dieu lassurance; mais quand je vis où Jésus
fut réduit quant à son humanité, je commençai à entrevoir pour la première fois les dimensions (119) de mon orgueil : je sentis une douleur que je ne connaissais pas, plus grande que jamais, et tellement profonde, que je me crois désormais incapable de la joie. Jétais debout dans ma méditation, debout dans ma douleur, et il lui plut de me découvrir, dans labîme de sa Passion, des choses que je ne savais pas. Je compris de quel oeil il voyait tous ces coeurs de bourreaux obstinés contre lui. Il voyait tous leurs membres conspirer ensemble dans lunique sollicitude dabolir son nom et sa mémoire. Il voyait leur colère rassembler leurs souvenirs et ramasser leurs forces pour détruire le Sauveur ; il voyait leurs subtilités, leurs ruses, leurs machinations ; il voyait tous leurs conseils et la multitude de leurs calomnies, et leur rage, et leur atroce colère ; il comptait un à un leurs préparatifs ; il assistait à leurs pensées, aux recherches intérieures et extérieures que faisait leur cruauté pour préparer à son supplice des raffinements inconnus. Leur férocité eut dinnombrables inventions. Il voyait les tortures quon lui préparait, et les injures, et les ignominies.
Dans cette lumière mon âme vit, de la Passion du Christ, plus de choses que je ne puis et même que je ne veux en déclarer. Jai fait certaines découvertes pour lesquelles je demande la permission de me taire. (120)
Et alors mon âme cria:
«O Mère désolée, sainte Marie, dites-moi quelque chose de la Passion du Fils; car vous en avez vu plus que tout autre saint, à cause de votre grand amour. Vous lavez vu avec les yeux. du corps et avec ceux de lâme ; vous avez beaucoup vu, parce que vous avez beaucoup aimé.»
Et mon âme redoubla ses cris.
Il y a encore un autre saint qui pourrait me dire un mot de la Passion.
Et je criai dans mon délire:
«Tout ce quon dit de cette Passion, tout ce quon raconte, tout cela nest rien près de ce qua vu mon âme. Et je ne peux pas beaucoup plus que les autres la dire comme je lai vue. Jai vu dans ma vision, trois fois épouvantable, que la Mère des douleurs, bien quelle ait plongé dans la Passion plus à fond que tout autre saint, plus à fond que le disciple aimé, jai vu de mille manières, quelle est incapable de raconter la chose comme elle est ; le disciple bien-aimé en est incapable aussi.
Et si quelquun me racontait la Passion telle quelle fut, je lui répondrais : Cest toi, cest toi qui las soufferte !!!
Cette vision me fit faire connaissance avec les douleurs que je ne connaissais pas. Je (121) commen çai à souffrir ce que je navais pas souffert. Je ne sais pas comment mon corps ne tombe pas par morceaux. Ce souvenir minterdit la légèreté ; jai perdu depuis ce jour une certaine disposition dâme ;. ayant su ce que cétait que linfirmité totale, les jours se sont écoulés sans mapporter les joies quils mapportaient jadis. (122)
TRENTE ET UNIÈME CHAPITRE
LE CALVAIRE
Une autre fois encore, la douleur de Jésus-Christ fut mise devant mes yeux. Ni la langue ne suffit pour dire ce que jai vu, ni le coeur pour le sentir. Tout sentiment me devient impossible, excepté le sentiment dune douleur sans exemple dans ma vie. Et je fus transformée en douleur.
Et mon âme vit dans lâme du Christ quelques-unes de ses douleurs avec leurs causes.
Cette âme était sans tache, absolument sainte, et ne devait, quant à elle, jamais connaître le
châtiment.
Il ne souffrait donc que pour nous, que pour nous très ingrats, très indignes, qui nous moquions de lui dans le moment même où il nous rachetait. Le péché de ses bourreaux étant sans proportion, Jésus, qui haïssait le péché dune haine infinie, ne sentait pas seulement sa Passion en tant que supplice, il la sentait en tant (123) que péché et souffrait delle en tant que péché plus que des autres crimes. Le péché avait pour auteur des peuples entiers, les Gentils, les Juifs, ou plutôt le genre humain réuni contre Dieu dans un jour de grande fête. Sa douleur sans mesure, digne du crime et des criminels, de leur nombre et de son énormité, se répandait sur les nations. Il souffrait inexprimable-ment de la malice de ses ennemis ; leur zèle à abolir son souvenir, son nom et ses élus lui perçait le coeur. Il compatissait à ses disciples, persécutés à cause de lui, qui tombaient du haut de la foi. Il compatissait aux douleurs de sa mère. Il était abandonné dans sa détresse, sans secours, sans consolation. Cette âme très -sainte et très noble recevait la douleur de partout à la fois. Toutes les tortures de son corps très délicat, très pur, très sensible, retombaient avec toutes les amertumes, toutes les angoisses, tous, les déchirements spirituels, retombaient sur son âme déchirée à la fois, par la souffrance sans restriction, par la souffrance universelle.
Ne croyez pas que ce soit là tout. La lumière de la vision me montra la foule des autres tortures pour lesquelles jai demandé la permission du silence.
Cest pourquoi, arrachée à moi-même par la (124) douleur, ravie hors de moi dans lextase de la douleur,
Je fus transformée en la douleur de Jésus-Christ crucifié.
Ce fut pour cette compassion que Dieu maccorda une grâce double : dabord il fortifia tellement ma volonté, que je ne peux plus vouloir autre chose que ce quil veut ; puis il établit mon âme dans un état à peu près immuable. Je possède Dieu avec une telle plénitude, que jai été transportée dans un lieu nouveau. Jai été ravie avec mon coeur, ma chair et mon âme, sur les montagnes de la paix, et je suis contente de toutes choses. (125)
TRENTE-DEUXIÈME CHAPITRE
LES CLOUS
Une autre fois je songeais à la douleur incommensurable de Jésus-Christ sur la croix, et je pensais à ces clous qui, daprès une certaine parole, avaient porté la chair des mains et des pieds dans lintérieur du bois, et je désirais voir au moins cette petite partie de la chair du Christ que ces clous avaient portée dans lintérieur du bois. Cette souffrance du Christ me donna une telle douleur, que je ne fus plus capable de me tenir debout . Je baissai la tête et je tombai. Alors je vis Jésus-Christ incliner sa tête sur mes bras, qui étaient étendus à terre; il me montra les siens, et en même temps son cou. Aussitôt ma douleur se changea en une joie telle, que je perdis le sentiment et la vue de tout ce qui nétait pas lui. Le cou était dune beauté à faire mourir la parole humaine. Je compris que cette beauté inouïe était le rejaillissement de la divinité, et cependant mes yeux (126) ne voyaient que son cou, dans une splendeur merveilleuse. Beauté incomparable, qui na pas de pareille en ce monde, couleur qui ne ressemble à aucune couleur connue, si quelque chose se rapproche de vous, cest la lumière dans laquelle quelquefois à la messe japerçois le corps du Christ, à lélévation (127).
TRENTE-TROISIÈME CHAPITRE
LAMOUR VRAI ET LAMOUR MENTEUR
Une autre fois, cétait le quatrième jour de la semaine sainte, jétais plongée dans une méditation sur la mort du Fils de Dieu, et je méditais avec douleur, et je mefforçais de faire le vide dans mon âme, pour la saisir et la tenir tout entière recueillie dans la Passion et dans la mort du Fils de Dieu, et jétais abîmée tout entière dans le désir de trouver la puissance de faire le vide, et de méditer plus efficacement.
Alors cette parole me fut dite dans lâme : «Ce nest pas pour rire que je tai aimée.»
Cette parole me porta dans lâme un. coup mortel, et je ne sais comment je ne mourus pas ; car mes yeux souvrirent, et je vis dans la lumière de quelle vérité cette parole était vraie. Je voyais les actes, les effets réels de cet amour, jusquoù en vérité il avait conduit le Fils de Dieu. Je vis ce quil supporta dans sa vie et dans sa mort pour lamour de moi, par la vertu (128) réelle de cet amour indicible qui lui brûlait les entrailles, et je sentais dans son inouïe vérité la parole que javais entendue ; non, non, il ne mavait pas aimée pour rire, mais dun amour épouvantablement sérieux, vrai, profond, parfait, et qui était dans les entrailles.
Et alors mon amour à moi, mon amour pour lui, mapparut comme une mauvaise plaisanterie, comme un mensonge abominable. Ici ma douleur devint intolérable, et je mattendis à mourir sur place.
Et dautres paroles vinrent, qui augmentèrent ma souffrance : « Ce nest pas pour rire que je tai aimée ; ce nest pas par grimace que je me suis fait ton serviteur ; ce nest pas de loin que je tai touchée ! »
Ma douleur, déjà mortelle, allait toujours en augmentant, et je criais:
«Eh bien ! moi, cest tout le contraire. Mon amour na été que plaisanterie, mensonge, affectation. Je nai jamais voulu approcher de vous, en vérité, pour partager les travaux que vous avez soufferts pour moi, et que vous avez voulu souffrir ; je ne vous ai jamais servi dans la vérité et dans la perfection, mais dans la négligence et dans la duplicité. »
Lorsque je vis ces choses, lorsque, je vis de mes yeux la vérité de son amour et les signes (129) de cette vérité, comment il sétait livré tout entier et totalement à mon service, comment il sétait approché de moi, comment il sétait vraiment fait homme pour porter et sentir en vérité mes douleurs ; quand je vis en moi tout le contraire absolument, je crus mourir de douleur. Il me semblait que ma poitrine allait se disjoindre et mon coeur éclater. Et comme jétais occupée spécialement de cette parole : « Ce nest pas de loin que je tai touchée », il en ajouta une autre, et jentendis quil disait:
« Je suis plus intime à ton âme quelle-même.»
Et ma douleur augmenta. Plus je voyais Dieu intime à moi, plus je me voyais éloignée de lui. Il ajouta dautres paroles qui me firent voir les entrailles de léternel amour :
«Si quelquun voulait me sentir dans son âme, je ne me soustrairais pas à lui ; si quelquun voulait me voir, je lui donnerais avec transport la vision de ma face ; si quelquun voulait me parler, nous causerions ensemble avec dimmenses joies. »
Ces paroles excitèrent en moi un désir : ne rien sentir, ne rien voir, ne rien dire, ne rien faire qui pût déplaire à Celui qui parlait. Je sentis que Dieu demande spécialement à ses fils, à ses élus, aux élus de sa vision et de la (130) parole divine, de navoir pas lombre dun rapport avec son ennemi.
Il me fut encore dit :
«Ceux qui aiment et suivent la voie que jai suivie, la voie des douleurs, ceux-là sont mes fils légitimes. Ceux dont loeil intérieur est fixé sur ma Passion et sur ma mort, sur ma mort, vie et salut du monde, sur ma mort, et non pas ailleurs, ceux-là sont mes enfants légitimes, et les autres ne le sont pas. » (131)
TRENTE-QUATRIÈME CHAPITRE
LA CROIX ETLA BÉNÉDICTION
Un jour jétais à la messe dans léglise Saint François. On approchait de lélévation et le choeur des Anges retentissait : Sanctus, Sanctus, Sanctus, etc. ; mon âme fut emportée et ravie dans la lumière incréée ; elle fut attirée, elle fut absorbée, et voici une plénitude ineffable, ineffable, en vérité.
Regardez comme rien, comme absolument rien, tout ce qui peut être exprimé en langue humaine.
O création inénarrable du Dieu incréé et tout-puissant, les louanges quon peut chanter sont de la poussière auprès de vous. Absorption sacrée de labîme où me plonge la main du Dieu ravissant, après votre transport, mais encore sous linfluence qui lavait précédé, mapparut limage du Dieu crucifié, comme un instant après la descente de croix ; le sang était frais et rouge et coulant encore des blessures (132) et les plaies étaient récentes. Alors dans les jointures je vis les membres disloqués ; jassistai au brisement intérieur quavait produit sur la croix lhorrible tiraillement du corps, je vis ce quelles avaient fait, les mains homicides. Je vis les nerfs, je vis les jointures, je vis le relâchement, lallongement contre nature quavaient fait dans le supplice, quand ils avaient tiré sur les bras et sur les jambes, les déicides. Mais la peau sétait tellement prêtée à cette tension, que je ny voyais aucune rupture.
Cette dissolution des jointures, cette horrible tension des nerfs, qui me permit de compter les os, me perça le coeur dun trait plus douloureux que la vue des plaies ouvertes. Le secret de la Passion, le secret des tortures de Jésus, le secret de la férocité des bourreaux, métait montré plus intimement dans la douleur des nerfs que dans louverture des plaies, dans le dedans que dans le dehors. Alors je sentis le supplice de la compassion ; alors, au fond de moi-même, je sentis dans les os et dans les jointures une douleur épouvantable, et un cri qui sélevait comme une lamentation, et une sensation terrible, comme si javais été transpercéetout entière, corps et âme.
Ainsi absorbée et transformée en la douleur du Crucifié, jentendis sa voix bénir les dévoués (133) qui imitaient sa Passion et qui avaient pitié de lui.
«Soyez bénis, disait-il, soyez bénis par la main du Père, vous qui avez partagé et pleuré ma Passion, vous qui avez lavé vos robes dans mon Sang. Soyez bénis, vous qui, rachetés de lenfer par les immenses douleurs de ma croix, avez eu pitié de moi ; soyez bénis, vous qui avez été trouvés dignes de compatir à ma torture, à mon ignominie, à nia pauvreté. Soyez bénies, ô fidèles mémoires ! Vous qui gardez au fond de vous le souvenir de ma Passion! Ma Passion, unique refuge des pécheurs, ma Passion, vie des morts, ma Passion, miracle de tous les siècles, vous ouvrira les portes du royaume éternel que jai conquis pour vous, par elle. Dans les siècles des siècles, vous qui avez eu pitié, vous partagerez la gloire ! Soyez bénis par le Père, soyez bénis par lEsprit-Saint, bénis en esprit et en vérité par la bénédiction que je donnerai au dernier jour ; car je suis venu chez moi, et au lieu de me repousser comme un persécuteur, vous avez offert au Dieu désolé lhospitalité sacrée de votre amour! Jétais nu sur la croix, javais faim, javais soif, je souffrais, je mourais, jétais pendu par leurs clous, vous avez eu pitié! Soyez bénis, ouvriers de miséricorde ! A lheure terrible, à lheure (134) épouvantable, je vous dirai ; Venez, les bien-aimés de mon Père ; car javais faim sur la terre, et vous mavez offert le pain de la pitié… »
Il ajouta des choses étonnantes ; mais ce qui est absolument impossible, cest dexprimer lamour qui brillait sur ceux qui ont pitié… «O bienheureux ! ô bénis ! Suspendu à la croix, jai crié, pleuré et prié pour mes bourreaux . « Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce quils font », quest-ce que je ferai, quest-ce que je dirai pour vous, pour vous qui avez eu pitié, pour vous qui mavez tenu compagnie, pour vous mes dévoués, quest-ce que je dirai pour vous, quand japparaîtrai, non pas sur la croix, mais dans la gloire, pour juger le monde? »
Je demeurai frappée au fond, beaucoup plus émue que je ne puis le dire ; les affections qui me venaient de la croix sont au-dessus des paroles. Il ajouta plusieurs paroles qui me mirent en feu ; mais je nai ni la volonté ni le pouvoir de les écrire. (135)
TRENTE-CINQUIÈME CHAPITRE
LES VOIES DE LA DÉLIVRANCE
Un autre jour jétais en prière. Je méditais avec une douleur profonde, absolument intérieure, sur la Passion. Je cherchais à mesurer, à peser mes crimes, puisque leur rédemption na pas coûté au Fils de Dieu seulement des prières ou seulement des larmes, mais la mort et cette mort ! Je tâchais de calculer ce que peut peser la damnation, puisque, pour soulever ce poids, il na fallu ni la mort dun ange, ni celle dun archange, mais celle du vrai Dieu ! Et je me plongeais dans la pensée de lenfer et de ses tourments immenses, et de sa misère infinie, et de ses tortures innombrables ! Puis je tâchais de peser mon ingratitude. Pour le bienfait sans nom ni mesure, quest-ce que japporte en retour? le péché. Le péché quotidien, loubli de la résurrection, le refus de coopérer. La miséricorde de Dieu contemplée dans un abîme, dans lautre mon injustice et (137) ma démence, tout cela me conduisit à une espèce de sagesse. Dans cet état, jeus la révélation des péchés de toute espèce, et des tortures, et des supplices dont la Passion de Jésus nous a sauvés. Jétais dans la foule ; mais telle fut la lumière de cette vision épouvantable, que ce fut à peine si je, pus mempêcher de rugir au milieu des hommes.
Jeus lapparition du Christ crucifié. Il me montra comment il avait été suspendu à la croix, et comment lhomme qui se perd est sans excuse à jamais. Car le salut exige de lhomme ce que le médecin exige du malade; il faut avouer son mal, et exécuter lordonnance. Il ny a pas de dépense à faire pour le traitement. Il ny a quà se montrer au médecin, faire les choses prescrites, et se garder des choses défendues.
Mon âme eut alors lintelligence de lantidote qui réside dans le sang du Christ. Lantidote se distribue gratis, et nexige quune disposition. Alors tous mes péchés furent étalés devant mon âme, et je reconnus dans chacun de mes membres une infirmité spirituelle.
Alors, conformément à ce que je venais dapprendre, je mefforçai détaler devant Dieu toutes les misères de mon âme et de mon corps, et je criai : « O Seigneur, mon Dieu, qui tenez (138)
dans vos mains ma guérison éternelle, puisque vous avez promis de me guérir si seulement jétale devant vos yeux mes plaies, Seigneur, puisque je suis 1infirmité même; puisquil ny a pas en moi un atome qui ne soit une infection et une pourriture, du fond de mon abîme, jétale devant vos yeux mes misères une à une et tous les péchés de tous mes membres, et toutes les plaies de mon âme, et toutes les plaies de mon corps. Alors, je comptai, e désignai chaque misère, et je dis : Seigneur miséricordieux, qui tenez dans vos mains ma guérison, regardez ma tête : je lai couverte mille fois des insignes de lorgueil ; jai donné à mes cheveux, en les tordant, des formes contre nature ; et, disant cela, je ne dis pas tout. Seigneur, regardez mes misérables yeux, pleins dimpudicité et injectés denvie, etc. »
Je continuais à accuser chacun de mes membres et à raconter leur lamentable histoire.
Jésus écouta tout avec une grande patience, et répondit avec une grande joie. Il montra pour chaque chose le remède dans sa main et lordre qui présidait à la rédemption, et je vis sa compassion immense pour mon âme, et il disait:
«Ma fille, ne crains ni ne désespère. Quand tu serais infectée de toutes les putréfactions, et (138) morte de toutes les morts, je suis puissant pour te guérir, si tu veux appliquer sur ton âme et sur ton corps ce que je te donnerai. Tu mas longuement détaillé les infirmités spirituelles de la tête tu tes lamentée au fond de moi. Les attentats que tu as commis, dans tes parures, par les couleurs contre nature que tu as données à tes joues et les torsions contre nature que tu as données à tes cheveux, toute ta fierté honteuse, tout ton orgueil, toute la vaine gloire avec laquelle tu tes montrée devant les hommes et contre Dieu, toutes ces misères pour lesquelles il te semble quune honte éternelle tattend en enfer, dans lendroit du lac le plus profond, tout cela est expié ! Jai satisfait, jai porté ta pénitence, jai souffert horriblement. Pour toutes ces peintures et ces onguents, qui ont déshonoré ta tête, la mienne fut tir!e par la barbe, dépouillée de cheveux, percée dépines, frappée à coups de roseau, ensanglantée, moquée, méprisée, méprisée jusquau couronnement!
« Tu te peignais les joues pour les montrer à des hommes malheureux et mendier leurs faveurs ; sois tranquille ; ma face a été couverte par les crachats de ces misérables ; elle a été déformée et gonflée de leurs soufflets ; elle a été cachée sous un voile honteux. Tu tes servie de (139) tes yeux pour regarder en vain, pour regarder ce qui nuit, pour te réjouir contre Dieu ; mais les miens ont été voilés, ils ont été noyés dans mes larmes dabord, et dans mon sang ensuite. Le sang qui coulait de ma tête les aveuglait.
« Pour les crimes de tes oreilles, qui ont entendu linutile et le mauvais, et qui ont pris plaisir dans les paroles nuisibles, jai fait lépouvantable pénitence qui a fait pénétrer en moi une tristesse abondante et immense. Jai entendu les fausses accusations, les paroles dénigrantes, les insultes, les malédictions, les moqueries, les rires, les blasphèmes, la sentence de mort portée par le juge inique, et les pleurs de ma mère ! Jai entendu sa compassion. Tu as connu les plaisirs de la gourmandise, et tu as même abusé des choses quon boit ; mais jai eu la bouche desséchée par la faim, la soif et le jeûne. On ma présenté le fiel et le vinaigre. Tu as médit, tu as calomnié, tu tes moquée, tu as blasphémé, tu as menti, et menti jusquau parjure. Ce nest pas tout. Tu as fait autre chose ; mais jai gardé le silence devant les juges et les faux témoins, et mes lèvres closes ne mont pas excusé. Mais jai toujours annoncé la vérité, et prié Dieu de tout mon coeur pour mes bourreaux. Ton odorat nest pas pur ; tu te souviens de certains plaisirs dus à de certains parfums; (140) mais jai senti lodeur infecte des crachats ; je les ai supportés sur ma face, sur mes yeux, sur mes narines.
«Ton cou sest agité par les mouvements de la colère et de la concupiscence, et de lorgueil souviens-toi quil sest dressé contre Dieu. Mais le mien a été frappé et meurtri par les soufflets. Pour les péchés de tes épaules, les miennes ont porté la croix. Pour les péchés de tes mains et de tes bras, qui ont fait ce que tu sais bien, mes mains ont été percées de gros clous, fixées au bois, et jétais suspendu par elles, et elles supportaient mon corps. Pour les péchés de ton coeur, où se sont déchaînées la haine, lenvie et la tristesse, de ton coeur possédé par la concupiscence et par lamour mauvais, le mien a été percé dun coup de lance, et cest dema blessure qua coulé ton remède, leau pour éteindre le mauvais feu, le sang pour la rédemption des colères et la rédemption des tristesses. Pour les péchés de tes pieds, pour les danses inutiles, pour leurs marches lascives, pour leurs courses vaines, les miens, quon aurait pu attacher seulement, ont été percés et cloués à la croix. Au lieu de tes chaussures à jour, élégamment façonnées, ils ont été couverts de sang. Le sang sortait de leurs blessures, le sang de tout le corps tombait sur eux,(141).
Pour les péchés de tout ton corps, pour toute ta sensualité dans la veille et dans le sommeil, jai été cloué à la croix, frappé horriblement, tiraillé à la façon dune peau, et étendu sur la croix. Jai été mouillé des pieds à la tête par lu sueur de sang, qui u coulé jusquà terre; jai été serré très fortement contre le bois trèS dur, souffrant datroces tortures, criant, soupirant, pleurant, gémissant et Je suis mort dans mon gémissement, tué par ces tigres ! Pour la rédemption de tes parures vaines, choisies et portées sans but, jai été nu sur la croix. Ces misérables se disputaient ma robe et mes vêtements ; ils les jouaient sous mes yeux. Nu comme je suis sorti du sein de la Vierge, livré à lair, au froid, au vent, aux regards des hommes et des femmes., au haut dune croix, pour être mieux vu, mieux moqué, mieux déshonoré, jai été étendu et étalé.
« Pour tes richesses mal acquises, que tu as retenues ou dépensées, jai porté la pauvreté, sans palais, sans maison, sans abri pour naître ni pour vivre, ni pour mourir, et je naurais pas eu de sépulcre, et jaurai été livré aux chiens et aux oiseaux de proie, si quelquun par pitié pour ma grande misère, ne meût donné place dans un sépulcre à lui. Jai dépensé pour les pécheurs mon sang et ma vie, et je nai rien (142) gardé pour moi. La pauvreté ma tenu compagnie dans la vie et dans la mort. »
Le Christ parle ainsi, et parce que mon âme avait reçu la délectation des péchés du corps, je vis les douleurs de toute nature portées par lâme du Christ, je les vis dans leur diversité et dans leur horreur. Je vis son âme torturée par la passion de son corps, par la douleur de sa mère, par notre refus dadorer, par notre refus de compatir.
Et il ajouta :
« Tu ne trouveras ni péché ni maladie de lâme, dont je naie porté la peine et offert le remède. A cause des immenses douleurs que vos âmes misérables devaient subir en enfer, jai voulu être torturé pleinement et totalement. Ne tafflige donc pas ; niais tiens-moi compagnie dans la douleur, dans lopprobre et dans la pauvreté.
«Marie-Magdeleine était malade, elle fit ce que jai dit et désira sa délivrance, et fut délivrée de tout, parce quelle lavait désiré. Celui qui désirerait serait délivré comme elle. n Le Crucifié ajouta:
«Quand mes fils, abandonnant mon royaume, se sont faits enfants du diable, sils reviennent au Père, le Père a une grande joie et leur fait sentir la délectation supérieure. Le Père a une (143) telle joie, quil leur donne une certaine délectation quil ne donne pas aux vierges fidèles. Ceci vient de limmense amour quil a pour eux, et de limmense miséricorde quexcite la vue de leur misère. Ceci vient encore de ce que le pécheur, devant la majesté et la clémence du Seigneur, se reconnaît digne de lenfer. Cest pourquoi plus grand lhomme aura été dans le péché, plus grand il pourra être aussi dans lautre abîme. »
Et il ajouta:
« Lhomme qui veut trouver la grâce doit toujours, soit dans la joie, soit dans la tristesse, tenir ma croix de bois immobile devant ses yeux.» (144)
TRENTE-SIXIÈME CHAPITRE
LA JOIE
Un jour, je regardais la croix, et sur elle le, Crucifié ; je le voyais avec les yeux du corps. Tout à coup mon âme fut embrasée dune telle ardeur, que la joie et le plaisir pénétrèrent tous mes membres intimement. Je voyais et je sentais Je Christ embrasser mon âme avec ce bras qui fut crucifié, et ma joie métonna; car elle sortait de mes habitudes, et, au degré quelle atteignit, je ne la connaissais pas encore. Depuis cet instant, il me reste une joie et une lumière sublime dans laquelle mon âme voit le secret de notre chair en communion avec Dieu, Cette délectation de lâme est inénarrable ; cette joie est continuelle ; cette illustration est éblouissante au delà de tous mes éblouissements. Depuis cet instant, il mest resté une telle certitude, une telle sécurité quant aux opérations divines qui se font en moi, que je métonne davoir autrefois connu le doute, et (145) si tous les mondes créés prenaient une voix pour essayer de le faire renaître, ils parleraient inutilement ; car je vois, dans les transports dun plaisir qui ne se raconte pas, je vois cette main quil, ma montrée avec la marque des clous, et quil montrera le jour où il dira
« Voilà ce que jai souffert pour vous.»
Maintenant encore, quand je suis dans cette vision et dans cet embrassement, une telle joie est communiquée à mon âme, que jessaierais inutilement de souffrir des souffrances de Jésus ; cependant je vois sa main et la plaie de sa main. Toute ma joie est désormais dans ce Dieu crucifié. Quelquefois lembrassement est si serré quil semble à mon âme quelle entre dans la plaie du côté. Elle y est illustrée par des joies dont la parole humaine na pas le droit dapprocher. Foudroyante joie, qui enlève à mes jambes la force de me porter, qui me jette à terre, qui me renverse, qui métend là, couchée et sans parole ! Ceci marriva une fois sur la place Sainte-Marie. On représentait la Passion ! on aurait pu croire que jallais pleurer. Je fus touchée et inondée dune joie qui nétait pas naturelle ; la joie grandit, elle grandit ; je perdis la parole, et je tombai à terre, foudroyée : je venais davoir la chose inénarrable, léblouissement de gloire. (146)
Javais eu soin de mécarter de ceux qui mentouraient, étonnée moi-même de ma joie en face de la Passion. Alors je perdis lusage de mes membres, je tombai à terre, sans parole, foudroyée. Et il me sembla que mon âme entrait dans la plaie du Christ, la plaie du côté. Et dans cette plaie, au lieu de la douleur, je buvais une joie dont il mest impossible de dire un seul mot. (147)
TRENTE-SEPTIÈME CHAPITRE
LES TRONES
Cétait pendant la messe ; je tâchais de me plonger dans les abîmes où me jettent lhumilité et la bonté de Dieu, quand il veut bien sapprocher de nous dans le saint Sacrement de lautel.
Je fus ravie en esprit, et jeus pour la première fois une vision intellectuelle relative au saint Sacrement. Il me fut dit dabord que le corps du Christ peut être en même temps sur tous les autels du monde, par la vertu de la Toute-Puissance, qui ne peut entrer dans la mesure étroite des pensées dun homme vivant sur cette terre
«LEcriture, disait la voix, parle beaucoup de cette puissance ; mais ceux qui lisent comprennent peu. Ceux à qui jaccorde un certain sentiment de moi-même comprennent plus, mais ceux-là même comprennent fort peu. Mais un instant viendra où vous verrez la lumière.» (148)
Ensuite, je vis dans un éclair comment Dieu vient dans le saint Sacrement. Ni avant, ni depuis, je nai rien éprouvé de semblable.
Puis je vis comment Jésus-Christ vient avec une armée danges, et la magnificence de son escorte se laissa savourer par mon âme avec une immense délectation. Je métonnai un moment davoir pu prendre plaisir à regarder des anges. Car habituellement toute ma joie est condensée en Jésus-Christ seul. Mais bientôt japerçus dans mon âme deux joies parfaitement distinctes lune venant de Dieu, lautre des anges, et elles ne se ressemblaient pas. Jadmirais la magnificence dont le Seigneur était entouré. Je demandais le nom de ceux que je voyais. «Ce sont des Trônes », dit la voix. Leur multitude était éblouissante et si parfaitement innombrable, que, si le nombre et la mesure nétaient pas les lois de la création, jaurais cru sans nombre et sans mesure la sublime foule que je voyais. Je ne voyais finir cette multitude ni en largeur ni en longueur ; je voyais des foules supérieures à nos chiffres. (149)
TRENTE-HUITIÈME CHAPITRE
LES ANGES
Cétait en septembre, à la fête des saints anges. Jétais à léglise de Foligno et je voulais communier. Je priais les anges, surtout saint Michel et les séraphins, et je disais
«O anges administrateurs, qui avez reçu de Dieu loffice et le pouvoir de le communiquer par la connaissance et lamour, je vous supplie de me le présenter tel que le Père des miséricordes la donné aux hommes, tel quil veut lui-même être reçu et adoré, pauvre, souffrant, méprisé, blessé, ensanglanté, crucifié et mort.»
Les anges me répondirent avec une douceur et une complaisance indicible :
«Puisque tu as trouvé grâce devant le Seigneur, le voici ; tu le possèdes. Nous te le présentons ; et par-dessus ce que tu as demandé, nous te donnons la puissance de le présenter et de le communiquer aux autres.»
En effet, je vis, dans le saint Sacrement, avec (150) les yeux de lesprit, la présence réelle ; je vis Celui que javais voulu voir, tel que javais voulu le voir, souffrant, ensanglanté, crucifié et mort ; je ressentis une telle douleur que mon coeur me sembla prêt à éclater; et, de lautre côté, la présence des anges minonda dune telle joie, que si je ne lavais pas sentie, je naurais pas cru la vue des anges capable de la donner.
Pendant ces temps-là, une messe se disait. Le prêtre approchait de la communion. Comme il rompait lhostie pour la prendre, jentendis une voix lamentable qui disait :
«Oh ! combien il y en a qui, rompant lhostie, font couler le sang de mes veines !»
Je pensai que ce prêtre nétait peut-être pas ce quil aurait dû être, et je dis : « Seigneur, que ce pauvre frère ne soit plus ainsi.»
La voix me répondit:
« Il ne sera pas ainsi pendant léternité.» (151)
TRENTE-NEUVIÈME CHAPITRE
MARIE
Un jour jentendais la messe ; et au moment de lélévation, à linstant où les assistants se mettaient ,à genoux, je fus ravie en esprit : la Vierge mapparut et me dit:
«Ma fille, la bien-aimée de Dieu, et ma bien-aimée, mon Fils est déjà venu à toi, .et tu as reçu sa bénédiction. »
Elle me fit comprendre que son Fils était sur lautel après la consécration de lhostie. Jentendis ce que je navais jamais entendu ; jentendis quil sagissait dune joie nouvelle absolument. En effet, la joie qui résulta des paroles entendues fut telle, que si lon me disait « Existe-t-il une créature qui puisse lexprimer par une parole quelconque? » je répondrais :
« Je ne sais pas et je ne crois pas. » La Vierge parlait avec une grande humilité, et déposait dans mon âme un sentiment nouveau dune douceur inconnue. Une chose métonnait
cétait davoir pu rester debout. Je ne tombai pas à terre, et je ny comprends rien. (152)
Elle ajouta :
«Après la visite et la bénédiction du Fils, il est convenable que tu reçoives celle de la Mère. Sois bénie par mon Fils et par moi. Que ton travail soit daimer dans toute la mesure de tes puissances; car tu es beaucoup aimée, et tu arriveras vers lobjet sans fin. »
Jéprouvai une joie nouvelle, qui nétait surpassée pari aucune joie connue, mais elle fut bientôt surpassée par elle-même ; car elle augmenta au moment de lélévation. Je ne vis pas le corps de Jésus-Christ sur lautel ; je le vois souvent ; je ne le vis pas ce jour-là. Mais je sentis la présence de Jésus-Christ dans mon âme ; je la sentis en vérité.
Jappris alors que, pour embraser une âme, il ny a pas dembrasement semblable à la présence du Christ ; ce nétait pas le feu qui me brûle ordinairement ; celui-là était extraordinairement doux.
Quand cette flamme est dans lâme, je réponds de la présence de Dieu ; lui seul peut lallumer. Dans les moments comme celui-là, mes membres croient quils vont se séparer. Jentends même le bruit quils font ; on dirait un déboîtement. Jéprouve surtout cette impression-là au moment de lélévation. Mes doigts se séparent et mes mains souvrent, (153)
QUARANTIÈME CHAPITRE
PLÉNITUDE
Un jour je mapprochais de la sainte table, et jentendis la voix, et elle me disait :
«Bien-aimée, tout bien est en toi, et tu vas recevoir tout bien. »
Je me dis intérieurement : « Si le bien est en toi, pourquoi vas-tu le recevoir? »
Et la voix répliqua:
« Lun nempêche pas lautre. »
Le moment de la communion approchait, et jentendis :
«Le Fils de Dieu est maintenant sur lautel, et selon son humanité et selon sa divinité. La multitude des anges est unie à lui. »
Je désirai voir, et je vis. Je ne voyais Jésus sous aucune forme; mais je voyais une plénitude et une beauté; je voyais le souverain Bien.
«O bien-aimée, dit la voix, tu seras ainsi devant lui pendant léternité.» (154)
Je renonce encore une fois à raconter ma joie.
Depuis peu, quand je communie, lhostie sétend dans ma bouche; elle na ni la saveurdu pain, ni celle daucune chair connue ; mais une certaine saveur de chair inconnue, saveur
très prononcée et délicieuse, qui ne peut se comparer absolument à rien. Lhostie nest pas dure comme autrefois, et ne descend pas par fragments, suivant lancienne habitude. Mais elle reste entière, et sa suavité est tellement divine que, si on ne mavait recommandé de lavaler sans tarder trop, je la garderais longuement dans ma bouche. Et elle descend tout entière, et elle a la saveur inconnue dont jai parlé, sans en rien dire. Quand elle descend, elle me donne un plaisir inexprimable, qui se manifeste même au dehors. Mon corps tremble, et limmobilité mest extrêmement difficile.
Maintenant, quand je fais le signe de la croix, quand je porte la main au front, disant : Au nom du Père, je ne sens rien de nouveau. Mais quand je porte la main à la poitrine, disant:
Et du Fils, jéprouve un tel amour et une telle joie, quil se révèle et que je le sens là.
Sans ordre, je naurais ni dit, ni permis décrire, ni tout le reste, ni ceci. (155)
QUARANTE ET UNIÈME CHAPITRE
LAUTEL DES ANGES
Cétait la fête des Anges. Jétais malade, je voulais communier. Il ny avait personne pour mapporter la communion. Ma tristesse était immense. Tout à coup, au plus profond de mua douleur et de mon désir, je fus portée en esprit à considérer la louange éternelle des anges, et leur office sublime, et leur assistance et leur ministère. Et voici que je fus ravie, et la multitude immense des anges mapparut, et ils me conduisirent près dun autel, et ils me dirent « Voici lautel des Anges. » Et sur lautel ils me montrèrent la louange des Anges, cest-à-dire Celui-là qui est leur louange, et la louange universelle, et la louange elle-même. Et les anges dirent à mon âme : « Dans Celui qui est sur lautel est la perfection et le complément du sacrifice que tu cherches. Prépare-toi donc à le recevoir. Tu as déjà au doigt lanneau de son amour; déjà tu es son épouse. Mais lunion (156) quil veut, contracter aujourdhui avec toi est une union nouvelle; cest un mode dunion que personne ne connaît. »
Je nessaierai pas dexprimer la joie dans laquelle je fus ravie ; car mon âme sentait tout cela dans le lieu même de la vérité, et tout ce qui peut être dit nest quun vide auprès de cette plénitude inaccessible à notre pauvre langue. Ceci me fut un signe de ma prochaine délivrance ; cétait au commencement de la maladie dont je vais mourir. (157)
QUARANTE-DEUXIÈME CHAPITRE
DOUZE ANS
Un jour je vis Jésus-Christ dans lhostie consacrée ; je le vis sous forme denfant. Mais cet immense enfant, Seigneur au-dessus des seigneurs, me semblait avoir en main le sceptre et le signe de la domination. Que tenait-il donc dans sa main? Il mest impossible de le dire, et pourtant je voyais cela avec les yeux du corps. Le prêtre élevait lhostie ; tous tombèrent à genoux, excepté moi. Je restai debout; lexcès de ma joie tenait mes yeux fixés sur lui. Mais le prêtre reposa trop vite pour moi lhostie sur lautel. Jeus un moment cruel de tristesse et dennui. Si jessayais de dire la beauté et la splendeur de Celui que je vis, il me faudrait une langue que je ne sais pas. A sa taille je lui aurais bien donné douze ans. La joie de cette vision fut tellement immense, que je la (158) crois éternelle. Sa réalité fut si certaine, quelle ne laissa place à aucun doute.
Dans léblouissement de ma joie, je ne fus pas même capable de crier, comme à mon ordinaire : Au secours ! Je ne dis rien, ni de bon, ni de mauvais. Ravie par cette splendeur. je ne trouvai pas un mot à dire. (159)
QUARANTE-TROISIÈME CHAPITRE
SPLENDEUR
Un autre jour, pendant la messe, je fus ravie en esprit, et je parlai au Seigneur, et je lui demandai : « Vous êtes dans le saint Sacrement ; mais, Seigneur, où sont vos fidèles? » Mais lui, mouvrant lintelligence, répondit, et me dit : « Là où je suis, là ils sont avec moi.
Jouvris les yeux de lâme, et je vis cela être ainsi; et parmi les fidèles je me distinguai clairement ; mais cet être que nous avions là nétait pas en dedans de la Divinité, il était en dehors. Il est seul en lui-même partout où il est ; seulement il comprend toutes choses. Jai vu le corps de Jésus-Christ dans le saint Sacrement, souvent et sous divers aspects. Quelque fois jai vu le cou de Jésus-Christ, mais avec une telle splendeur et un telle magnificence, quauprès de lui le soleil en avait bien peu. Cest cette beauté qui ma révélé Dieu. Que le soleil est pâle à côté de lui ! Jai vu à la (160) maison la même vision, plus belle encore. Inexprimable joie qui sera, je pense, une joie éternelle ! Cette splendeur que jai vue à la maison ne peut se comparer quà celle que je vois dans lhostie. Mais jéprouve une peine profonde je ne puis faire entendre ce que jai vu. Il mest arrivé aussi de voir deux yeux éblouissants, .puis la bouche, et je ne voyais plus que cela. Ces visions ressemblent à des créations nouvelles; cest la joie qui les opère. Ces joies immenses et variées ne peuvent être comparées entre elles ; mais chacune delles, à force dêtre immense, paraît devoir être éternelle. (161)
QUARANTE-QUATRIÈME CHAPITRE
LA PRIÈRE ALA SAINTE VIERGE
Ce jour-là je nétais pas en prière : je venais de manger et je me reposais. Au moment où jy pensais le moins, je fus ravie en esprit, et je vis la Vierge dans sa gloire. Une femme pouvait donc être placée sur un tel trône et dans une telle majesté? Ce sentiment minonda dune joie ineffable. Cette gloire était possible à une femme : cela est, et je lai vu. Elle était debout, priant pour le genre humain ; laptitude qui vient de la bonté et celle qui vient de la force donnaient à sa prière des vertus inénarrables. Jétais transportée de bonheur à la vue de cette prière ; et pendant que je regardais la Vierge, tout à coup Jésus-Christ apparut près delle, revêtu de son humanité glorifiée. Jeus la notion des douleurs que cette chair avait souffertes, des opprobres quelle avait subis, de la croix quelle avait portée les tortures et les ignominies de la Passion me furent mises dans (162) lesprit. Mais voici ce quil y eut de merveilleux: le sentiment des tourments inouïs dont javais connaissance, et que Jésus a soufferts pour nous ; ce sentiment, au lieu de me briser de douleur, me brisait de joie. Transportée dun bonheur inénarrable, je perdis la parole et jattendis la mort. Et jéprouvai une peine au-dessus de toute peine : car jattendis en vain. La mort ne venait pas, et je ne parvenais pas immédiatement, puisquelle refusait de briser mes liens, à linénarrable qui était sous mes yeux.
Cette vision dura trois jours sans interruption. Je mangeais, quoique très peu, mais, languissante de désir, je ne pouvais pas parler ; jétais renversée, prosternée, surmontée.
Si javais quelque chose à faire, je le faisais mais il ne fallait pas nommer Dieu devant moi, car ma joie devenait alors absolument insupportable. (163)
QUARANTE-CINQUIÈME CHAPITRE
LE 2 FÉVRIER
Cétait le jour de la Purification de la Vierge. Jétais à Foligno, dans léglise des Frères Mineurs. Et la voix parla, elle me dit : « Voici lheure où Marie, Vierge et Reine, vint au temple avec son Fils ».
Mon âme écouta avec un grand amour, et, ayant écouté, elle fut ravie ; et dans son ravissement elle vit entrer la Reine, et elle alla au-devant delle, tremblante de respect. Jhésitais pourtant ; je craignais dapprocher. Elle me rassura, et tendit vers moi Jésus, et me dit : « O toi qui aimes mon Fils, reçois celui que tu aimes. » Elle le déposa dans mes bras ; il était enveloppé de langes ; il avait les yeux fermés comme dans le sommeil.
La Reine sassit, comme une femme fatiguée. Ses gestes étaient si beaux, son attitude si merveilleuse, sa personne si noble, sa vue si sublime, que mes yeux ne pouvaient se fixer sur Jésus seul, et étaient forcés de regarder sa mère. (164)
Tout à coup lenfant séveilla dans mes bras ses langes étaient tombés, il ouvrit et leva les yeux. Jésus me regarda ; dans ce coup doeil il me surmonta, il me vainquit absolument. La splendeur sortait de ses yeux, et sa joie brillait comme une flamme aveuglante.
Alors il apparut dans sa majesté immense, ineffable, et il me dit :
«Celui qui ne maura pas vu petit ne me verra pas grand. » Il ajouta : « Je suis venu à toi, et je moffre à toi pour que tu toffres à moi.»
Alors mon âme soffrit à lui par un mode doblation étonnant, sans rapport avec les paroles : je moffris tout entière : joffris mes fils avec moi dune oblation entière et parfaite, ne gardant rien pour moi, rien de leurs personnes, et rien de leurs choses.
Mon âme eut lintelligence de son oblation bien reçue, et la joie de Dieu, en lagréant, ne me resta pas inconnue. Quant à la mienne, je nessaierai pas den dire un mot. Quand je sentis mon oblation agréée, la délectation intime que jéprouvai fut trop grande, trop immense
et trop douce pour que la parole approche delle. Une autre fois je vis la Vierge ; elle
mexhorta à la connaître plus profondément elle me bénit, et me montra la douleur quelle
souffrit pendant la Passion. (165)
QUARANTE-SIXIÈME CHAPITRE.
LEMBRASSEMENT
Un jour je fus ravie en esprit ; attirée, élevée, absorbée dans la lumière sans commencement ni fin, je voyais ce qui ne peut se dire. Pendant cette influence, limage de lHomme-Dieu mapparut encore, à linstant de la descente de croix. Le sang était récent, frais, rouge ; il coulait des, blessures ouvertes ; il venait de sortir du corps. Alors dans les jointures je vis de tels déchirements, je vis les nerfs tellement étendus, et les os tellement disloqués par leffort des bourreaux, quun glaive me traversa, et mes entrailles furent percées ; et, quand je me souviens des douleurs que jai subies dans ma vie, je nen trouve pas une qui soit égale à celle-ci.
Jétais là, absorbée dans ma douleur; autour du Crucifié, japerçus une foule dévouée, qui prêchait en paroles et en actes la pauvreté, lopprobre et la douleur du Crucifié. Cette foule, cétaient mes fils spirituels. Jésus les appela, les (166) attira à lui, les embrassa un à un avec un immense amour; puis il leur prit la tête avec ses mains, et leur donna à baiser la plaie sacrée de son Coeur. Je sentis quelque chose de lamour quil avait dans les entrailles, et ma joie fut telle, que la douleur dont je viens de parler, la douleur sans exemple, sévanouit dans mon transport.
Lapplication que fit Jésus de mes enfants sur son Coeur ne fut pas la même pour eux tous. Pour quelques-uns dentre eux il la répéta; pour les uns elle était plus complète, moins complète pour les autres. Quelques-uns dentre eux furent absorbés tout entiers dans le Coeur de Dieu ; la rougeur du sang vermeil était sur leurs lèvres ; quelques-uns dentre eux avaient les joues colorées ; il y a certaines figures que je vis couvertes et teintes tout entières, suivant les degrés que jindiquais tout à lheure ; et Jésus prodiguait des bénédictions, et il disait : « O bien-aimés fils, faites connaître aux hommes le chemin de la croix, par où jai marché dans la pauvreté, le mépris et la douleur prenez-y la grande part qui convient à mes coopérateurs ; car je vous ai choisis singulièrement, pour manifester par la parole et lexemple, pour mettre au jour ma lumière cachée et méprisée. » (167)
Mon âme comprit que ces paroles sappliquaient à mes fils, dans les mêmes différences et les mêmes proportions que sétait appliquée la plaie du côté. Quant à lamour qui sortait de ses entrailles pour resplendir sur sa face et dans ses yeux ; quant à lamour qui pénétra tous ces baisers, toutes ces paroles, toutes ces bénédictions, il est dans le domaine de lineffable, et le silence lui convient seul . (Celui qui écrivait sous sa dictée plaçaici une note. « Bien quelle eût vu les rangs que ses enfants occupaient, elle nen désigna aucun. Elle ne voulut pas nous dire qui de nous étaient les plus aimés, il ne nous parut pas convenable dinsister pour le savoir. Chacun de nous na quà faire, dans toute la mesure de ses forces, ce quil faut pour sunir. ») (168)
QUARANTE-SEPTIÈME CHAPITRE
LES DEGRÉS
Un autre jour, jassistais à une procession, je sentis lattrait de labîme. Le Dieu incréé mappela suivant le mode ineffable dont jai parlé plus haut.
Je vis le Dieu un en trois personnes, et sa majesté habitait lâme de mes fils, et les transformait en elle-même suivant les degrés dont jai déjà constaté les lois. Cette vue fut pour moi quelque chose comme une immensité paradisiaque. Les entrailles de Dieu se répandaient sur nies enfants, et je ne pouvais pas me rassasier de voir. Et la profondeur de la bénédiction qui tombait sur leur tête est un mystère au-dessus des paroles ( Moi, qui écris sous sa dictée, je contemplais en secret sa figure; ce nétait plus une figure humaine, cétait quelque chose dangélique, cétait la joie glorifiée. La douceur et limmensité de la bénédiction quelle avait vue tomber du ciel est trop ineffable pour être honorée autrement que par le silence). Puis jentendis Dieu leur (169) demander quelque chose : cétait le sacrifice sans réserve, lholocauste entier, parfait, de leurs corps et de leurs âmes.
Pesez, mes frères, pesez. Comment faut-il aimer, comment faut-il servir ce jaloux qui veut posséder, ce Dieu qui se donne, ce Dieu qui demande?
Jeus encore sous les yeux la représentation du Dieu crucifié, avec la tension des jointures que javais déjà vue. Il était porté à travers lair, et volait là où marchait la procession ; et cette image nous suivait, sans quaucune main humaine fût là pour la soutenir. Je revis mes fils réunis, et lapplication de leurs lèvres faite à la plaie du côté ; et Jésus leur disait :
«Je suis Celui qui enlève les péchés du monde. Jai porté les vôtres, et éternellement ils ne vous seront pas imputés. Ce sang que vous voyez est le bain de la purification vraie. Ce sang est le prix de votre rédemption. Ce coeur est le lieu de votre résidence. Ne craignez pas, mes enfants, de découvrir par vos paroles et vos actions cette vérité de ma voie et de ma vie, que les méchants combattent; car je suis toujours avec vous pour vous aider et vous secourir.»
Ce jour-là, et plusieurs autres jours, je vis la purification de mes fils et les trois degrés quelle
comporte. (170)
La première purificationest une grande grâce de force qui rend facile labsence du mal.
La seconde est une grande grâce de joie dans laccomplissement du bien.
La troisième est la plénitude de la perfection, et la transformation de lâme en Dieu.
Dans toutes ces grâces de rénovation, lâme reçoit une beauté admirable. La splendeur du second degré est immense et joyeuse. Quant au troisième, il est dans le domaine de ces excès qui me réduisent au silence. Je ne peux pas en dire autre chose.
Les élus du troisième degré mapparaissaient transformés en Dieu, de sorte quen eux je ne vois plus que Jésus, tantôt souffrant, tantôt glorifié ; il me semble quil les a transsubstantiés et engloutis dans son abîme. (171)
QUARANTE-HUITIÈME CHAPITRE
LA LUMIÈRE
Dans cette même procession, nous approchions dune église dédiée à la sainte Vierge. Voici la Reine de grâce et de miséricorde qui sinclina sur ses fils et ses filles ; elle était dabord sur la hauteur immense. Elle sinclina èt les bénit dune bénédiction inconnue, et les attirant sur son coeur, elle les embrassait inégalement. On eût dit les bras tendus de lamour. Elle était lumineuse tout entière, et semblait les absorber au-dedans delle-même dans une lumière immense. Nallez pas vous figurer que je voyais des bras de chair : tout cela était lumière, et lumière admirable ; la Vierge, pressant les enfants contre son coeur, par la vertu de lamour, qui sortait du fond de ses entrailles, les absorbait en elle-même. (172)
QUARANTE-NEUVIÈME CHAPITRE
LES MORTS
Un autre jour, parmi des multitudes de visions, saint François mapparut dans la gloire. Il me salua de sa salutation habituelle, et la voici : « Avec toi soit la paix du Très-Haut. » La voix de saint François est toujours très pieuse, très humble, très gracieuse et très tendre.
Chez ceux de mes fils qui observent, avec une ardeur de feu la loi de pauvreté, il loua beaucoup lintention et demanda lagrandissement pratique. Il ajouta :
« Que la bénédiction éternelle, parfaite et abondante, reçue par moi du Dieu sans commencement ni fin, tombe sur la tête de ces enfants chéris, tes fils et les miens : dis-leur quils vivent suivant la voix du Christ, quils la manifestent en paroles et en actions. Quils ne craignent pas ; car je suis avec eux, et le Dieu éternel est leur soutien. » (173)
François louait mes fils de leurs bonnes intentions : il les fortifiait, il leur disait de marcher en paix, de laider dans ses desseins sa bénédiction était si tendre, que ses entrailles avait lair de sortir de lui pour se répandre sur eux.
Je reçus beaucoup dautres communications qui me concernaient, moi et mes filles ; niais je ne puis les faire connaître. Ce que je viens de dire, je lai vu. Jai vu clairement tomber sur nous la bénédiction de Dieu et de sa Mère. Jai vu quils veulent porter le fardeau de notre pénitence. Ils vous demandent, mes enfants, dêtre les exemplaires lumineux de leur vie lumineuse, et de suivre, dans la pauvreté, le mépris et la souffrance, la route quils ont suivie. Leur volonté, leur désir est de vous voir morts et vivants, ayant votre habitation dans les cieux et votre corps sur la terre. Un mort nest remué ni par le mépris ni par lestime des hommes. Soyez donc immuables absolument. Que la vie extérieure ,du monde natteigne pas jusquà vous. Prêchez la mortification plus par votre vie que par votre discussion. Que dans tous vos actes votre intention soit dans les cieux, immuable avec Jésus et Jésus crucifié. Que vous agissiez, que vous parliez, ou que vous mangiez, soyez toujours (174) occupés intérieurement dans lintérieur de lHomme-Dieu, qui veut vous porter partout, enfermés en lui-même, et vous assister dans toutes vos actions. Que Celui qui daigne demander ces choses de vous, daigne aussi, ô mon Dieu, les accomplir en vous, par les mérites de sa sainte Mère. Amen. » (175)
CINQUANTIÈME CHAPITRE
LINVITATION
Un jour, je priais Dieu quil me donnât quelque chose de lui. Et je fis sur moi le signe de la croix. Et je le priais aussi de me montrer quels sont ses enfants. Entre autres réponses, cet exemple me fut donné:
«Un homme qui a beaucoup damis prépare un festin avec un soin immense et les invite mais beaucoup dentre eux ne viennent pas. Quelle sera la douleur de celui qui a préparé un festin très abondant, et qui a immensément dépensé? Mais avec quelle joie il reçoit ceux qui se présentent ! Il les reçoit tous avec transport. Mais il y a des places réservées, des places voisines de lui, pour ses amis intimes ceux-là mangent avec lui, et boivent dans sa coupe.
Seigneur, dis-je avec joie, quel est le festin? Quand avez-vous invité tout le monde? Oh dites-moi, dites-moi ! » Il répondit : « Jai invité tous les hommes à la vie éternelle : que (176) ceux-là viennent qui veulent venir! Personne ne peut sexcuser et dire : Je ne suis pas invité. Quelques-uns viennent et prennent place. » Ici Jésus me donnait à entendre quil est lui-même la table et la nourriture des convives.
«Et ces appelés, dis-je alors, par quelle voie sont-ils venus? »
« Par la voie de la tribulation, me fut-il répondu. La virginité, la chasteté ont leurs épreuves. » Et il appela par leur nom les pauvretés et les douleurs de ceux quil me montrait. Et ma joie fut immense ; car je compris lordre et la raison de toutes ces choses. Tous ces élus portaient le nom de fils. Je vis coin-ment la virginité, comment la pauvreté agis,saient sur les enfants du Seigneur. Je vis comment la souffrance se convertissait en action de grâces. On ne comprend pas dabord, mais ensuite on remercie. Je vis la route commune des élus de la vie éternelle, et il ny a pas dautre voie.
Mais les invités qui boivent à la coupe du Seigneur sont ceux qui veulent connaître la bonté de leur Père, ceux qui veulent limiter et partager volontairement les fardeaux quil porta. Dieu permet leurs épreuves, par une grâce spéciale, pour les admettre à sa coupe. «Cest à cette table, me dit Jésus-Christ, que (177) je fus invité à, boire le calice de la Passion, si terrible en lui-même et si doux, tant je vous aimais ! » Ainsi, pour ces enfants, lamertume des tribulations se change tout entière en grâce, en douceur: et en amour ; car ils sentent le prix de leurs larmes. Ils sont attaqués, ils ne sont pas affligés ; car plus ils sentent la tribulation, plus ils sentent Dieu, et plus leur joie grandit.
Cest pourquoi je dis et jaffirme que ceux qui passent. par cette voie divine en buvant le breuvage de la pénitence, boivent des joies divines. Cela ma été dit, et je le sais dailleurs par une expérience personnelle, indéfiniment répétée.
Mes frères se sont beaucoup moqués de moi il ny a pas de paroles pour rendre lonction divine des larmes de joie qui coulaient alors sur mes joues.
Un jour jétais si faible, malade et réduite au silence, Jésus-Christ mapparut, les mains pleines de consolations ; il me témoigna une compassion profonde et prononça cette parole
« Je suis venu pour te servir. »
Or ce service consista à se tenir debout près de mon lit, et à me montrer lapaisement de sa face, qui me plongea dans lineffable. Je ne le (178) voyais que des yeux de lesprit ; mais je le voyais dans une lumière et dans une évidence que ne peuvent connaître les yeux du corps, et je ne dirai pas ma joie, car jétais dans lineffable.
Un jour, cétait le lundi-saint, je dis à ma compagne : « Cherchons-le, il faut que jaille aujourdhui à la recherche de Jésus-Christ. » Et jajoutai: « Allons à lhôpital; cest peut-être là que nous le trouverons parmi les pauvreset les misérables.» Nous prîmes avec nous toutes les coiffures que nous pouvions emporter (nous ne prîmes pas autre chose, parce que nous ne disposions pas dautres choses, et nous priâmes une servante de lhôpital daller les vendre au profit des repas des pauvres. Elle fit mille difficultés ; cependant, vaincue par notre grande insistance, elle vendit ces objets et acheta des poissons. Quant à nous, nous apportâmes des pains qui nous avaient été donnés à nous-mêmes pour lamour de Dieu. Après avoir fait ces petites offrandes, nous nous mîmes à laver les pieds des femmes pauvres et les mains des hommes. Parmi ceux-ci se trouvait un lépreux dont les mains étaient hideuses, fétides et pourries. Pour celui-ci, nous ne nous sommes pas contentées de le laver. La chose faite, nous avons bu de leau qui venait de nous servir. Ce (179) breuvage nous inonda dune telle suavité, que la joie nous suivit et nous ramena chez nous. Jamais je navais bu avec de pareilles délices. Il sétait arrêté dans mon gosier un morceau de peau écailleuse sorti des plaies du lépreux. Au lieu de le rejeter, je fis de grands efforts pour lavaler, jy réussis. Il me sembla que je venais de communier. Jamais je nexprimerai les délices dans lesquelles jétais noyée. Si lhomme trouve lanxiété au commencement de la pénitence, je sais quelles joies lattendent quand il aura marché.
Un jour jétais dévorée par une peine desprit, pendant un mois, il me sembla que je ne sentais plus rien de Dieu. La chose devint tellement horrible, que je ne crus abandonnée du Seigneur. Je nétais plus même en état de me confesser. Dun côté, je voyais en moi un orgueil qui me semblait la cause de mon malheur ; de lautre côté, labîme de mes péchés souvrit devant moi à une telle profondeur, quil me semblait impossible de les confesser avec une contrition digne de leur horreur, ou même de les exprimer par la parole.
Je suis condamnée, disais-je, à ne pas même pouvoir nie montrer dans mon horreur. Impossible de me confesser. Impossible de louer (180) Dieu. Impossible de prier. Je ne voyais plus de divin en moi que la volonté absolue de ne pas pécher. Ni tous les biens, ni tous les maux du monde neussent ébranlé cela, et même je ne me trouvais pas aussi malheureuse que jaurais mérité de lêtre.
Cela durait depuis un mois. Jétais torturée horriblement.
Enfin Dieu eut pitié et jentendis ces paroles
«O ma fille et ma bien-aimée, la bien-aimée du paradis lamour de Dieu se repose en toi ; et il nest pas de femme dans la vallée de Spolète où il se repose si profondément. »
Et mon âme cria :
«Comment ferais-je pour vous croire, du fond de mon abîme, quand je me sens abandonnée? »
Il répondit:
« Plus tu te crois abandonnée, plus tu es aimée de Dieu et serrée contre lui. »
Il ajouta:
Un père qui aime beaucoup son fils, lui donne avec mesure les aliments, il lui interdit le poison, et mêle de leau à son vin. Ainsi Dieu : il mêle les tribulations aux joies, et dans la tribulation, cest encore lui qui les tient Sil ne la tenait pas, lâme sabandonnerait et tomberait en défaillance ; au moment où elle se (181) croit abandonnée, elle est aimée plus quà lordinaire.
Ces paroles ne men levèrent pas ma douleur, elles ne firent que la modifier un peu. Seulement le désir des sacrements, qui mavait abandonné, me fut rendu.
Au bout de quelque temps, la tentation me fut enlevée totalement.
Alors jentendis une voix qui me disait:
«Va communier. Si tu le fais, tu me reçois si tu ne le fais pas, tu me reçois encore. Cependant communie avec la bénédiction du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. Communie en lhonneur du Dieu tout-puissant et de la Vierge bienheureuse et du saint don, tu célèbres la fête (cétait ce jour-là saint Antoine). Tu recevras une grâce nouvelle que tu nas pas encore reçue.»
La volonté de communier mayant été rendue, je me confessai ; mais, pendant la messe, je me vis si horriblement pleine de péchés et de défauts, que, réduite au silence, je me dis intérieurement : La communion que je -vais faire sera nia condamnation.
Mais tout à-coup, je me trouvai dans une disposition admirable, et je reçus la puissance dentrer dans lintérieur de Jésus-Christ ;je me plaçai au fond de lui avec une sécurité nouvelle, (182) je sentais une confiance inconnue. Je me renfermai en lui comme une morte qui aurait la certitude admirable dêtre immédiatement ressuscitée. Je communiai dans la confiance et, après la communion, jeus un, sentiment merveilleux : je sentis que la tentation avait été un bien pour moi. Cette communion fit naître dans, mon âme un désir nouveau de me donner toute à Celui qui se donnait tout à moi, de me livrer à Jésus-Christ. Et depuis ce moment, je suis brûlée dun feu nouveau ; cest le désir du martyre : ce désir fait mes délices, et jéprouve dans les tribulations des joies que je navais pas encore connues.
Oui, Dieu console les misérables.
Un autre jour, jétais dans de telles douleurs que je me voyais abandonnée ;jentendis la même voix, et elle disait: «O ma bien-aimée, sache quen cet état Dieu et toi vous êtes plus intimes lun à lautre que jamais. »
Et mon âme cria: sil en est ainsi, quil plaise au Seigneur denlever de moi tout péché et de me bénir, et de bénir ma compagnie, et de bénir celui qui écrit quand je parle.»
La voix répondit:
«Tous les péchés sont enlevés, et je vous (183) bénis avec cette main qui fut étendue sur la croix. »
Et je vis une main étendue sur nos têtes pour nous bénir, et la vue de cette main minondait de joie, et vraiment cette main était capable dinonder de joie quand elle se montrait.
Et il nous dit à tous les trois :
«Recevez, gardez, possédez à jamais la bénédiction du Père et du Fils et du Saint-Esprit. »
Et il ajouta en me parlant:
« Dis au frère qui écrit quand tu parles de travailler à se faire petit. Il est aimé du Dieu tout-puissant. Dis-lui daimer le Dieu tout-puissant. »
Celui qui console les misérables ma consolée bien des fois. Quà lui soit honneur et gloire dans les siècles des siècles. Amen. (184)
CINQUANTE ET UNIÈME CHAPITRE
LA MENACE
Un jour jétais en oraison dans ma cellule, et jentendis ces paroles :
« Ceux qui ont le Seigneur Dieu pour illuminateur voient leur voie particulière dans la lumière intérieure et spirituelle. Mais quelques-uns dentre eux ferment les oreilles de peur dentendre, et les yeux de peur de voir. Ne voulant pas écouter la parole de Celui qui parle dans lâme, quoiquils sentent de ce côté-là la saveur divine, ils se détournent, malgré la voix intime, et suivent la voie commune. Ceux-ci seront maudits par le Dieu tout-puissant. »
Jentendis cette parole, non pas une fois mais mille fois. Mais, saisie dune tentation violente, je pris cet enseignement pour une illusion.
« Comment, disais-je, voici une âme que Dieu éclaire de sa lumière, quil comble de ses dons, et parce quelle suit une route ordinaire, il la maudit ». Cette parole me parut trop terrible. (185)
Je refusai avec horreur découter seulement la voix qui parlait.
Alors, par complaisance pour ma faiblesse, un exemple grossier me fut offert, et je reçus plusieurs fois lordre absolu de faire écrire et de ne pas passer sous silence. Voici cette parabole.
« Un père voulait faire de son fils un savant. Le père népargne rien, il fait dénormes dépenses. Il fournit magnifiquement au fils de son amour tout ce qui est nécessaire à la grande figure quil doit faire dans le monde. Quand certaines études sont terminées sous la direction dun premier maître, le père fait transporter le bien-aimé dans une autre demeure, où un autre maître plus élevé lui donne de plus sublimes enseignements. Mais si le disciple ingrat, négligeant la haute science, sen va travailler dans la boutique dun artisan, et oublie chez un mercenaire ce quil tenait de la sagesse de son maître et de la magnificence de son père, celui-ci sabîmera dans une douleur et dans une indignation proportionnées à la grandeur et à la profondeur de son amour trahi.»
Le fils, cest lâme qui, éclairée dabord par la prédication et par lEcriture, est admise dans le sanctuaire où retentit la parole de Dieu ; il voit dans la lumière spirituelle comment il doit (186) suivre la voie du Christ. Il est touché intérieurement. Dieu, qui la dabord confié aux hom,mes et aux livres, intervient directement et lui montre la lumière que lui seul peut montrer. Il donne la haute science, afin que celui qui aura vu sa route si magnifiquement devienne la lumière des autres hommes. Mais si ce bien-aimé néglige le don de Dieu, sil sencroûte, sil sépaissit, sil repousse cette lumière qui est la sienne, et la science de Dieu et son inspiration, Dieu lui soustrait la lumière et lui donne sa malédiction.
Je reçus lordre décrire ces paroles et de lès montrer au frère qui me confessait, parce quelles le regardent personnellement.
Un autre jour Dieu me parla et me dit : « Il y a une classe dhommes qui ne connaissent le Seigneur que par les biens quils tiennent de lui. Ceux-là le connaissent peu. Une autre classe dhommes, qui- possède aussi cette connaissance, en possède une autre plus intime. Ceux~ci sentent au fond deux la bonté essentielle du Seigneur. »
« Dans un autre entretien, je reçus une lumière, et jentendis une voix qui criait, et dans les cris je distinguai ces paroles:
«Oh ! quils sont grands ! quils sont grands (187) ! Je ne parle pas de ceux qui lisent les Ecritures que jai données aux hommes. Je parle de ceux qui les accomplissent. »
Et elle ajouta que toute lEcriture est accomplie dans la vie du Christ.
Un jour, je priais et je disais au Seigneur «Je sais que vous êtes mon Père, je sais que
vous êtes mon Dieu; dites-moi ce que je dois faire : montrez-moi la route qui est la mienne ; car je suis prête à obéir. »
Jétais arrêtée dans cette parole depuis le matin jusquà lheure de tierce
Et je vis et jentendis
Mais ce que je vis et ce que jentendis, il mest absolument impossible de lexprimer. Cétait un abîme absolument ineffable, et labîme me montra ce quest Dieu, quels hommes vivent en lui, quels hommes ne vivent pas en lui, et labîme me dit :
«Je te le dis en vérité, il nest pas dautre route droite que celle où jai marché : dans
cette route, qui est la mienne, la déception nest pas. »
Cette parole me fut dite souvent. Elle mapparut dans sa vérité et me fut montrée dans une lumière immense. (188)
CINQUANTE-DEUXIÈME CHAPITRE
LES SIGNES
Il est important de savoir à quels signes on peut connaître la présence de Dieu dans lâme, et la reconnaître avec certitude.
Quelquefois il arrive sans être appelé, ni prié, et apporte avec lui un feu, un amour, une suavité inconnus. Dans ce feu lâme cueille la joie, et croit reconnaître la présence et lopération de Dieu ; mais la certitude lui manque encore. Lâme voit que Dieu est en elle, bien quelle ne ly voie pas, quand elle sent sa grâce et la joie de sa grâce. Mais rien de tout cela nest la certitude. Lâme sent larrivée de Dieu quand elle entend de douces paroles portant avec elles leur délectation, quand elle sent la Divinité par un attouchement délicieux ; mais un doute peut rester encore, un léger doute. Lâme ne sait pas encore parfaitement et absolument si Dieu est en elle ; car un autre esprit peut apporter avec lui ces sentiments. Le doute vient ou des (189) défauts de lâme, ou de la volonté de Dieu, qui lui refuse la certitude.
Lâme possède la certitude de Dieu présent quand il se manifeste par un sentiment absolument inconnu, nouveau pour elle, étonnant et réitéré, par un feu qui arrache lamour que lhomme a pour lui-même ; lâme possède la certitude quand elle reçoit des pensées et des paroles et des conceptions qui ne viennent daucune créature, quand ces conceptions sont illustrées de lumière, quand elle a de la peine à les cacher, quand elle les cache de peur de blesser lamour, quand elle les cache par discrétion, par humilité, et pour ne pasdivulguer un secret trop immense.
Il mest arrivé quelquefois; portée par une ardeur qui voulait sauver, il mest arrivé de dire quelques secrets ; on me répondait : « Ma soeur, revenez à la sainte Ecriture » ; ou : « Nous ne vous comprenons pas. » Je comprenais la leçon, et rentrais dans le silence.
Dans le sentiment dont je parle et qui garantit la présence du Dieu tout-puissant, lâme reçoit le don de vouloir parfaitement. Elle est tout entière daccord avec elle-même pour vouloir la vérité vraiment et absolument, en toutes choses et à tous les points de vue, et tous les membres du corps concordent avec elle et ne (190)font plus quun avec elle, dans la même vérité voulue, sans résistance et sans restriction. Lâme veut parfaitementles choses de Dieu quellenevoulait pas auparavant, dans toute la plénitude de toutes ses puissances réunies. Le don de vouloir absolument et parfaitement est conféré par une grâce où lâme sent la-présence du Dieu tout-puissant, qui lui dit : « Cest moi, ne crains pas. » Lâme reçoit le don de vouloir Dieu et les choses de Dieu dune volonté qui ressemble à lamour absolument vrai dont Dieu nous a aimés ; et lâme sent que le Dieu immense sest immiscé en elle et lui tient compagnie.
Quand le Dieu très haut visite lâme raisonnable, lâme reçoit quelquefois le don de le voir; elle le perçoit au fond delle, sans forme corporelle, mais plus clairement quun homme ne voit un homme. Les yeux de lâme voient une plénitude spirituelle, sans corps, de laquelle il est impossible de rien dire, parce que les paroles et limagination font défaut.
Dans cette vue lâme, délectée dune délectation ineffable, est tendue tout entière sur un même point, et elle est remplie dune plénitude inestimable. Cette vue par laquelle lâme voit le Dieu tout-puissant sans pouvoir regarder autre chose est si profonde, que je regrette le (191) silence auquel me réduit labîme. La chose ne peut être ni touchée, ni imaginée ; elle ne peut pas non plus être appréciée. La présence de Dieu a dautres signes, et je vais en citer deux.
Le premier est une onction qui renouvelle subitement lâme, qui rend le corps docile et doux, lesprit invulnérable à la créature, et inaccessible au trouble. Lâme sent et écoute les paroles que Dieu lui dit. Dans cette immense et ineffable onction, lâme reçoit la certitude que vraiment le Seigneur est là : car il ny a ni saint ni ange qui puisse faire ce qui est fait en elle. Elles sont tellement ineffables, ces opérations, que jéprouve une vraie douleur de ne rien dire qui soit digne delles. Que Dieu nie pardonne, car ne nest pas ma faute; je manifesterais de tout mon coeur quelque chose de sa bonté, si je pouvais et sil voulait.
Quant à lautre opération qui révèle à lâme raisonnable la présence du Dieu tout-puissant, la voici: cest un embrassement. Dieu embrasse lâme raisonnable comme jamais père ni mère na embrassé un enfant, comme jamais créature na embrassé une créature. Indicible est lembrassement par lequel Jésus-Christ serre contre lui lâme raisonnable ; indicible est cette douceur, cette suavité. Il nest pas un homme au monde, qui puisse dire ce secret, ni le raconter, (192) ni le croire, et quand quelquun pourrait croire quelque chose du mystère, il se tromperait sur le mode. Jésus apporte dans lâme un amour très suave par lequel elle brûle tout entière en lui ; il apporte une lumière tellement immense, que lhomme, quoiquil éprouve en lui la plénitude immense de la bonté du Dieu tout-puissant, en conçoit encore infiniment plus quil nen éprouve. Alors lâme a la preuve et la certitude que Jésus-Christ habite eu elle. Mais quest-ce que tout ce que je dis auprès de la réalité? Lâme na plus ni larmes de joie, ni larmes de douleur, ni larmes daucune espèce la région où lon pleure de joie est une région bien inférieure à celle-ci. Au-dessus de toute plénitude et de toute joie, Dieu apporte en lui la chose qui na pas de nom, qui serait le paradis, et qui défie le désir de demander au-delà delle. Cette joie rejaillit sur le corps, et toute injure quon vous dit ou quon vous fait est non avenue ou changée en douceur.
Les contre coups que je reçois dans le corps trahissent mes secrets ; ils les livrent à ma compagne ou à dautres personnes. « Quelquefois, dit ma compagne, je deviens éclatante et resplendissante ; mes yeux brillent comme des flambeaux, ou bien je suis pâle comme une morte, suivant la nature des visions. Cette joie (193) dure, sans sépuiser, bien des jours. Jen ai dautres qui dureront éternellement : léternité ne les changera pas ; elle leur donnera plénitude et perfection. Mais je les ai déjà, je les ai sur la terre. Sil survient quelque tristesse, le souvenir de ces joies me défend contre le trouble. n Enfin tant de signes peuvent donner à lâme la certitude de Dieu possédé, que je ne puis ni les dire, ni les énumérer tous. (194)
CINQUANTE-TROISIÈME CHAPITRE
LHOSPITALITÉ
Nous venons de dire comment lâme reconnaît en elle la présence de Dieu. Mais nous navons rien dit de laccueil quelle lui fait, et tout ce qui précède est peu de chose auprès de linstant où lâme reconnaît Dieu pour son hôte.
Quand lâme a donné lhospitalité à létranger qui vient en elle, elle entre dans une si profonde connaissance de linfinie bonté du Seigneur, que, souvent recueillie au fond de moi, jai connu avec certitude que plus ou a le sentiment de Dieu, moins on peut parler de lui. Plus on a le sentiment de linfini et de lindicible, plus on manque de paroles ; car auprès de ce quon veut rendre, les mots font pitié.
Si un prédicateur était introduit là, sil sentait ce que jai quelquefois senti, ses lèvres se fermeraient ; il noserait plus parler, il se tairait, il deviendrait muet. Dieu est trop au-dessus de lintelligence et de toute chose ; il est trop (195) au-dessus du domaine des paroles, des pensées et des calculs, pour que la bouche essaie dexpliquer parfaitement les mystères de sa bonté.
Ce nest pas que lâme ait quitté le corps, ou que le corps soit privé de ses sens, mais cest que lâme perçoit sans leur secours. Lhomme, à force de voir lineffable, arrive à la stupeur, et si un prédicateur, au moment de parler, entrait dans cet état, il dirait au peuple « Allez-vous-en, car je suis incapable de parler de Dieu je -suis insuffisant. » Quant à moi, je sens et jaffirme que toutes les paroles sorties de la bouche des hommes depuis le commencement des siècles, et que les paroles de lEcriture sainte nont pas touché la moelle de la bonté divine, et ne sont pas, devant cette bonté, ce quest un grain de millet devant la grosseur de lunivers. Quand lâme reçoit la sécurité de Dieu et est récréée par sa présence, le corps, rassasié aussi, est revêtu dune certaine noblesse, et partage, quoique à moindre degré, la joie de lâme. La raison et lâme, parlant au corps restauré et aux sens, leur disent : «Voyez quels sont les biens que Dieu vous fait par moi. Infiniment plus grands sont ceux qui sont promis et seront donnés si vous mobéissez ; et maintenant comprenez quelle perte nous avons faite, vous et moi, quand vous (196)mavez désobéi. Obéis-moi donc désormais quand je te parlerai des choses de Dieu.»
Alors le corps et les sens, sentant quils partagent la délectation divine de lâme, se soumettent et lui disent : «Mes plaisirs venaient den bas parce que je suis le corps ; mais toi qui possèdes ces immenses capacités de joie et de gloire, tu ne devais pas te faire mon esclave : tu ne devais pas te priver et me priver des biens immenses que jignorais. » Le corps se plaint de lâme, et la sensualité de la raison ; mais cette longue plainte ne manque pas de douceur. Car le corps sent le plaisir et la délectation de lâme bien supérieurs à tout ce quil aurait pu soupçonner, et la joie le conduit à lobéissance. (197)
CINQUANTE-QUATRIÈME CHAPITRE
LES ILLUSIONS
Mais ceux qui mènent une vie spirituelle peuvent quelquefois tomber dans lillusion. Une des causes derreur, et la plus grande, cest un amour impurs mêlé damour-propre et de volonté propre ; cet amour a, dans une certaine mesure, lesprit du monde.
Aussi le monde lapprouve et lencourage. Cette approbation est un piège, cet encouragement est un mensonge. Dans cet état, lhomme, que le monde voit et approuve, semble brûler damour ; il a certaines larmes, certaines douceurs, certains tremblements et certains cris qui portent les caractères de limpureté spirituelle. Mais ces larmes et ces douceurs, au lieu de venir du fond de lâme, sont des phénomènes qui se passent dans le corps ; cet amour ne pénètre pas dans le coeur; cette douceur sévanouit rapidement, soublie facilement, et produit lamertume. Jai fait ces expériences ; je manquais alors de discernement. Je nétais pas parvenue à la possession certaine de la vérité.
Quand lamour est parfait, lâme, après avoir (198) senti Dieu, sent sa part propre, qui est le néant et la mort : elle se présente avec sa mort, avec sa pourriture ; elle shumilie, elle adore, elle oublie toute louange ou tout bien qui revienne à elle-même ; elle a une telle conscience de ses vides et de ses maux quelle sent sa délivrance entière au-dessus de la puissance des saints, et réservée à Dieu seul. Elle appelle cependant les saints à son secours ; car du fond de son abîme elle nose parler à Dieu: elle invoque la Vierge et les saints. Si dans cet état on vous adresse une louange, la chose vous fait leffet dune mauvaise plaisanterie. Cet amour droit et sans mélange éclaire lâme sur ses défauts en même temps que sur la bonté de Dieu. Les larmes et les douceurs qui se produisent alors, au lieu dengendrer lamertume, engendrent la joie et la sécurité. Cet amour introduit Jésus-Christ dans lâme, et labsence de toute illusion devient pour elle alors un fait dexpérience.
Voici une autre illusion où Dieu permet quelquefois que tombent les âmes intérieures.
Quand une personne dévouée à lEsprit sent lamour de Dieu pour elle, éprouve, fait et raconte les oeuvres de lEsprit, si elle passe la mesure de la prudence, si cette âme perd la crainte, Dieu permet quelle tombe dans quelque illusion, afin de connaître qui elle est, et qui il est. (199)
Voici encore une cause derreur.
Une âme est dans la voie de lamour sans mélange ; elle sent Dieu ; ses mains sont pures, son coeur est pur; elle renonce à lestime du siècle elle renonce à passer pour sainte ; elle veut plaire tout entière au Christ seul ; elle se place tout entière dans le Christ, elle habite en lui elle éprouve la joie inénarrable, elle sent lembrassement de Dieu.
Oh ! quelle rende alors à elle-même ce qui est à elle-même, et à Dieu ce qui est à Dieu Autrement Dieu permet quelle se trompe, il le permet pour la garder, il le permet pour quelle ne lui échappe pas ; car il laime dun amour jaloux; il la plonge dans un abîme où elle trouve deux sciences, la science delle-même et la science de Dieu ; cest ici quil ny a plus de place pour lerreur; lâme voit la vérité pure. Dans cette contemplation, elle éprouve une plénitude telle, quelle mie se voit pas capable dun plus immense ravissement. Absorbée dabord dans la vue delle-même, elle se ferme à toute autre pensée, à tout autre souvenir.
Tout à coup la bonté divine lui apparaît. Puis elle voit simultanément les deux abîmes, et le mode de sa vision est un secret entre elle et Dieu.
Mais ce nest pas tout. Dieu, qui est jaloux, lui permet encore les tribulations. (200)
CINQUANTE-CINQUIÈME CHAPITRE
LA PAUVRETÉ DESPRIT
Il y a une sauvegarde qui enlève toute place à lillusion. Cette sauvegarde, cest la pauvreté desprit. Un jour, jentendis une parole divine qui me recommanda la pauvreté desprit comme une lumière, et comme un bonheur qui passe toutes les conceptions de lentendement humain.
Voici ce que dit le Seigneur: «Moi, si la pauvreté neût pas été si heureuse, je ne laurais pas aimée ; et si elle eût été moins glorieuse, je ne laurais pas prise.
Car lorgueil ne peut trouver place quen ceux qui possèdent ou croient posséder. Lhomme et lange tombèrent, et tombèrent par orgueil car ils crurent posséder. Ni lhomme ni lange ne possèdent rien. Tout appartient à Dieu. Lhumilité nhabite quen ceux qui se voient destitués de tout. La pauvreté desprit est le bien suprême. »
Dieu a donné à son Fils, quil aimait une (201) pauvreté telle, quil na jamais eu et naura jamais un pauvre égal à lui. Et, cependant, il a pour propriété lEtre. Il possède la substance, et elle est tellement à lui, que cette appartenance est au-dessus de la parole humaine. Et-cependant Dieu la fait pauvre, comme si la substance neût pas été à lui.
Ceci est folie aux yeux des pécheurs et des aveugles. Les sages nomment la même chose dun autre nom. Cette vérité est si profonde, là pauvreté est si réellement la raciné et la mère de toute humilité et de tout bonheur, que labîme où je vois cela ne peut se décrire. Le pauvre ne peut ni tomber ni périr par illusion. Lhomme qui verrait le bien de la pauvreté, lamour de Dieu tomberait sur lui ; si vous considériez limmense valeur de ce trésor, et comment il attira le coeur de Dieu, vous ne pourriez plus rien garder de périssable ni rien avoir en propre, rien.
Tel est lenseignement de la divine Sagesse qui montre à lhomme ses vides, sa pauvreté, qui le présente à lui-même dans un miroir sans mensonge, destitué de tout mérite et de tout bien; puis qui lui donne le don de la lumière, et avec la lumière, lamour de la pauvreté. Puis lâme voit la divine bonté, et ne trouvant rien à aimer en elle-même, elle se tourne tout (202) entière à aimer le Dieu tout-puissant ; elle fait comme elle aime, ayant perdu toute confiance en elle, et pris toute confiance en Dieu, et dans cette confiance elle trouve lillumination, par laquelle est chassé le doute. Qui posséderait cette vérité serait inaccessible à toute illusion diabolique ou humaine ; car lesprit de pauvreté éclaire lâme dune lumière immense, et à cette lumière toute la vie lui apparaît, avec tout son mécanisme, et lillusion est impossible.
Jai vu cette lumière, jai vu que la pauvreté, mère des vertus, sort la première des lèvres de la divine Sagesse. La divine Sagesse nous a dit par lincarnation du Verbe : « Vous êtes mortels » ; par la pauvreté desprit elle nous dit : « Vous êtes bienheureux. »
Cest pourquoi toute sagesse humaine qui nentre pas dans cette vérité est un néant qui conduit en enfer. Et tous les sages du monde, sils nentrent pas dans cette vérité, sont des néants qui vont en enfer. Et quand lâme voit cette vérité, elle agit sans vaine gloire, et sans retour sur elle-même. (203)
CINQUANTE-SIXIÈME CHAPITRE
LEXTASE
Tout ce que lâme conçoit ou saisit lorsquelle est renfermée dans ses étroites limites, nest rien auprès du ravissement. Mais quand elle est élevée au-dessus delle-même, illustrée par la présence de Dieu, quand Dieu et elle sont entrés dans le sein lun de lautre, elle conçoit, elle jouit, elle se repose dans les divins bonheurs quelle ne peut raconter. Ils écrasent toute parole et toute conception. Cest là que lâme nage dans la joie, dans la science ; illustrée à la source de la lumière, elle pénètre les paroles obscures et embarrassantes de Jésus-Christ. Elle comprend aussi pourquoi, et de quelle manière la douleur sans adoucissement habita lâme du Christ.
Mon âme, ainsi illustrée, et transformée en Jésus-Christ souffrant, chercha sil y avait là quelque adoucissement, et trouva quil ny en a point. Quand mon âme se recueille dans les (204) douleurs de lâme du Christ, elle ne trouve là aucune place pour la joie : il nen est pas ainsi quand elle se recueille dans les douleurs de son corps : dans ce dernier cas, elle trouve la joie après la tristesse, et à la hauteur où elle est portée, elle découvre le mystère de ces contrastes. Mon âme voit, à cette lumière, que Jésus-Christ souffrit autant, à lexpérience près, dans le sein de sa mère que sur la croix. Mon âme plonge alors dans les jugements de Dieu et dans les secrets de lineffable, vers lesquels Dieu la transporte. Souvent Dieu fait de tels prodiges dans mon âme que je le reconnais dans mes merveilles intérieures ; car aucune créature nen est capable, et Lui seul peut les opérer.
Souvent mon âme est élevée en Dieu à de si foudroyantes joies que leur durée serait intolérable au corps qui laisserait là sur place ses sens et ses membres. Il y a un jeu que Dieu joue quelquefois dans lâme et avec lâme, cest de se retirer, quand elle veut le retenir ; mais la joie et la sécurité quil laisse en se retirant disent à lâme : « Cétait bien Lui! » Oh! Quelle vue et quel sentiment ! Ne me demandez ni explication, ni analogie ; il ny en a pas. Cette illustration, cette jouissance, cette délectation, cette joie sont chaque jour différentes delles-mêmes. (205)
Chaque extase est une extase nouvelle, et toutes les extases sont une seule chose inénarrable. Les révélations et les visions se succèdent sans se ressembler. Délectation, plaisir, joie, tout se succède sans se ressembler. Oh! ne me faites plus parler. Je ne parle pas, je blasphème ; et si jouvre la bouche, au lieu de manifester Dieu, je vais le trahir. (206)
CINQUANTE-SEPTIÈME CHAPITRE
CONNAISSANCE DE DIEU ET DE SOI
Je suis une aveugle, je vais dans les ténèbres. La vérité nest pas en moi. Suspectez, ô mes enfants, les paroles de cette pécheresse, et ne les suivez que quand elles ressemblent aux vestiges de Jésus-Christ et placent vos pieds dans lendroit où il a mis les pieds.
Mes enfants, je ne suis plus disposée à écrire, mais à pleurer. Quand pleurerai-je enfin mes péchés et leur terrible rédemption? Quand pleurerai-je la Passion du Fils de Dieu, du Juste, la Passion de lImmaculé? Mais vous mécrivez ! Je suis obligée décrire pour vous répondre. Ce que je vous dis, cest la plus récente impression de mon coeur. Sachez que rien ne vous est nécessaire, rien, excepté Dieu. Trouver Dieu, recueillir en Lui vos puissances, voilà lunique nécessaire. Pour ce recueillement il faut couper toute habitude superflue, toute familiarité superflue avec les. créatures, quelles quelles soient, toute connaissance superflue, (207)
toute curiosité superflue, toute opération et occupation superflues. En un mot, il faut que lhomme se sépare de tout ce qui divise. Il faut quessayant de pénétrer dans labîme de ses misères, il se recueille dans son passé, dans son présent, dans les probabilités de son avenir éternel. Que ceci soit fait tous les jours, ou du moins toutes les nuits. Puisque lhomme tourne et retourne son coeur, quil tâche de pénétrer dans la connaissance du Dieu des miséricordes, dans la dispensation de sa pitié suprême, réalisée par Jésus-Christ vis-à-vis de toutes -nos misères ; quil veille sur sa mémoire, pour quelle garde le souvenir du bienfait infini. Se connaître ! connaître Dieu ! voilà la perfection de lhomme, et je nai aucun goût à rien dire ou écrire en dehors de ces deux paroles Se connaître ! connaître Dieu ! Contempler sa prison, sa prison sans issue, et si lhomme ne trouve pas le bonheur dans cette prison, quil sadresse à un autre et ne se repose pas sur son grabat!
O mes chers enfants, visions, révélations, contemplations, tout nest rien sans la vraie connaissance de Dieu et de soi : je vous le dis en vérité, sans elle, rien ne vaut. Aussi je me demande pourquoi vous désirez mes lettres, puisque mes lettres ne peuvent rien pour votre (208) joie, excepté si elles vous portent la vertu de mon cri : se connaître ! connaître Dieu ! Quel ennui de parler pour dire autre chose ! Silence silence sur tout ce qui nest pas cela ! Oh! priez Dieu quil donne cette lumière à tous mes enfants, et quil fixe votre demeure en elle ! Que la connaissance de Dieu vous soit nécessaire, ceci est évident ; mais comme notre fin est le royaume des cieux, auquel nous ne pouvons ni ne devons parvenir, quinformés sur le type de lHomme-Dieu, il est nécessaire de le connaître, Lui, sa vie, ses oeuvres, et sa route vers la gloire, pour posséder son royaume par ses mérites, transformés en lui-même par la grâce de sa ressemblance
Il est absolument nécessaire de connaître lHomme-Dieu, sa croix, sa Passion, et la forme de vie quil nous a donnée. Cest là que son infinie charité et son amour inestimable ont éclaté plus visiblement que dans toute autre grâce divine. Cest pourquoi il est absolument nécessaire, sous peine dingratitude, de laimer comme il nous a aimés, dembrasser le prochain dans cet amour, de pleurer sur la croix, sur la Passion du Bien-Aimé, et dêtre transformés en la substance de son amour. La connaissance de notre rédemption, et des choses immenses que Dieu a faites pour nous, nous provoque, nous (209) incite et nous appelle à considérer notre noblesse, immense, puisque Dieu nous a aimés jusquà mourir. Si cette créature que je suis eût été moins noble, si ma valeur eût été moins immense, Dieu- neût pas fait, en vue de moi, connaissance avec la mort. Cette connaissance du Dieu crucifié découvre à notre âme la nécessité du salut. Puisque le Dieu très haut, infiniment distant de la créature, infiniment satisfait dans sa plénitude, inaccessible, sest incliné jusquà notre salut, ne négligeons pas cette uvre, quil na pas négligée, et soyons, par la pénitence, les coadjuteurs de ses éternels décrets. La connaissance du Dieu crucifié entraîne un nombre infini dautres bienfaits. Le sang qui sauve allume le feu.
Voici encore une des nécessités qui nous obligent à descendre dans labîme où lon connaît le Dieu crucifié. Lhomme, mes enfants, aime comme il voit. Plus nous voyons de cet Homme-Dieu crucifié, plus grandit notre amour vers la perfection, plus nous sommes transformés en Celui que nous voyons. Dans la mesure où nous sommes transformés en son amour, nous sommes transformés en sa douleur ; car notre âme voit cette douleur. Plus lhomme voit, plus il aime ; plus il voit de la Passion, plus il est transformé, par la vertu de la compassion, en (210) la substance même de la douleur du Bien-Aimé. Plus lhomme voit de la Passion, plus il aime, plus il est transformé en Celui quil aime, par la vertu de la douleur. Comme il est transformé en amour, il est transformé en douleur par la vision de Dieu et de soi-même.
O perfection de la connaissance !
O Dieu ! quand lâme plonge dans labîme sans fond de laltitude divine que je blasphème si je la nomme, quand lâme plonge dans labîme de son indignité, de sa vileté, de son péché, quand lâme voit le Dieu très haut devenu lami, le frère, la victime du pécheur, verser pour ce misérable, dans une mort infâme, le sang précieux, plus elle plonge profondément ses regards dans le double abîme, plus profondément se réalise dans lintime de ses entrailles le mystère dé lamour, la sacrée transformation.
Quand lâme voit la créature à ce point remplie de défauts que sa lumière même est un aveuglement ; car elle en est tellement encombrée quauprès de la réalité tout ce quelle en voit nest rien ; quand lâme se voit, à la lumière que Dieu lui montre, quand elle se voit cause de la douleur inouïe que Jésus-Christ a soufferte pour elle ; quand elle aperçoit cette immensité plus quexcellente, sinclinant vers cette vile créature, naissant et mourant pour elle (211) dans lineffable crucifiement ; quand lâme entre dans cette connaissance, elle se transforme en douleur, et plus profonde est la connaissance, plus profonde est la douleur. Si pendant sa vie un homme cherche à en satisfaire un autre, au moment de la mort il redouble de sollicitude.
Mais le Roi des rois, bien quune douleur immense et continue leût davance étendu sur la croix depuis sa conception, au lieu dun lit de pourpre et dun tapis doré, quand vint lheure de sa mort il se trouva en face de cette croix si vile, si abominable quil ne put être soutenu et attaché à elle que par le moyen des clous qui le perçaient ; il fallut les clous des pieds et les clous des mains pour le retenir, autrement il tombait. Au lieu de serviteurs empressés, il eu-t les satellites du diable, singéniant à rendre le supplice plus cruel, et aidant la torture à pénétrer plus profondément dans lintime des entrailles ; et ils lui refusèrent la goutte deau quil demandait, et quil demandait en criant.
Oh ! mon Dieu, quand lâme voit ces choses, quand elle sabîme dans la contemplation de sa misère, quand elle se connaît telle quelle est, elle qui sest précipitée dans la misère infinie, qui a mérité des supplices éternels, qui est devenue la risée de Dieu, des anges, des démons (212) et de toute créature ; quand elle voit le Dieu très haut, le Seigneur Jésus-Christ, Celui qui possède tout, ayant envahi la pauvreté, pour relever lhomme de cet opprobre! Lui qui trouve dans son essence toutes délices et toute béatitude, quand elle le voit plongé dans la douleur, pour nous arracher à léternel tourment, satisfaire et porter pour nous ! Lui Dieu, au-dessus de la louange, à qui seul appartient la gloire, dans lobéissance, dans lhumiliation, dans tous les mépris, dans tous les opprobres ; quand il apparaît revêtu de honte, pour nous communiquer la gloire ; quand lâme entre dans cette vue, elle est transformée en douleur, et sa transformation na pour mesure que la profondeur de sa contemplation.
Oui, oui, encore et toujours, plus profondément lâme connaît cette altitude divine, cette bonté infinie, prouvée par des faits, et ce vide humain, cette ingratitude, cette vileté de la créature, plus profondément elle est blessée damour et de douleur, plus absolument elle est transformée en Lui. Voilà toute la perfection : se connaître ! connaître Dieu ! Nécessité suprême qui domine toute nécessité ! Etre éternellement penchée sur le double abîme, voilà mon secret ! O mon fils, je ten supplie de tout mon coeur, ne lève pas les yeux ; tiens-les fixés (213) sur la Passion, parce que cette vue, si tu lui es fidèle, allume dans lâme lumière et feu.
Si tes yeux ségarent essaie de les tenir et de les fixer là. Je ten prie, je ten supplie ! Quand ton âme nest pas levée à la contemplation de lHomme-Dieu crucifié, recommence, et rumine intérieurement les voies de la croix. Si ceci est encore trop fort pour toi, prononce au moins des lèvres les paroles qui représentent la Passion ; parce que lhabitude des lèvres finira par devenir une habitude du coeur il prendra feu à son tour. Sa vue,~ mon fils, sa vue ! Si lhomme voyait la Passion de lHomme-Dieu par une parfaite contemplation, sil embrassait dun regard profond sa pauvreté, ses opprobres, ses douleurs, lanéantissement quil a subi pour nous.; si, par la vertu de la grâce, il voyait ces choses telles quelles sont, il suivrait Jésus-Christ par la pauvreté, par une continuelle compassion, par la route du mépris : il se compterait pour rien, jen suis certaine. Quant à la grâce divine, tout le monde peut lavoir et la trouver; et lhomme est sans excuse ; car Dieu, dans sa munificence, la donne généreusement à qui la veut et la cherche.
Je désire, mon fils, que ton coeur soit vide de tout ce qui nest pas le Dieu éternel, sa connaissance et son amour, et que ton esprit (214) nessaie pas de se remplir de ce qui nest pas Lui. Si la chose est trop haute pour toi, possède au moins et garde la connaissance du Dieu crucifié ; si cette seconde vue test retirée comme la première, refuse le repos, mon fils, jusquà ce que tu aies retrouvé et reconquis lun ou lautre de ces deux rassasiements. Ecoute encore, mon fils, crois fermement ce que je vais te dire.
Celui qui cherche la route et lapproche de Dieu, celui qui veut jouir de Dieu dans ce monde et dans lautre, que celui-là connaisse Dieu en vérité, non pas par le dehors et superficiellement, quil ne sarrête pas aux paroles dites ou écrites, ou aux analogies tirées des créatures. Cette façon de connaître, qui est en rapport avec la parole humaine, est une connaissance sans profondeur. Il faut connaître Dieu en vérité par une intelligence profonde de sa valeur absolue, de sa beauté absolue, de son absolue hauteur et douceur, et vertu, bonté, libéralité, miséricorde et tendresse ; il faut le connaître comme étant le souverain Bien, dans labsolu. Lhomme sage et lhomme vulgaire connaissent tous deux, mais bien différemment
Celui qui possède la sagesse connaît la chose dans son fond et dans sa réalité, lautre, dans son apparence. Lhomme vulgaire, qui trouve (215) une pierre précieuse, lapprécie et la désire pour son éclat et pour sa beauté, sans voir plus loin ; le sage laime et la désire, parce quau delà de son éclat et de sa beauté il voit sa valeur vraie et sa vertu cachée. Ainsi lâme qui a la sagesse ne se soucie pas de connaître Dieu par la considération superficielle des apparences. Elle veut le connaître en vérité ; elle veut expérimenter ce quil vaut, sentir le goût de sa bonté ; il nest pas pour elle seulement un bien, plais le souverain Bien. Pour cette bonté immense, en le connaissant elle laime, en laimant elle le désire. Et le souverain Bien se donne à elle, et lâme le sent : elle goûte sa douceur et jouit de sa délectation ; et lâme participe au souverain Bien. Blessée du souverain Amour, blessée et brûlante, elle désire tenir Dieu ; elle lembrasse, elle le serre contre elle et se serre contre lui ; et Dieu lattire avec limmense douceur, et la vertu de lamour les transforme lun dans lautre, laimant et laimé, laimé et laimant. Lâme embrasée par la vertu de lamour se transforme en Dieu, son amour. Comme le fer embrasé reçoit en lui la chaleur, et la vertu, la puissance et la forme du feu, et devient semblable au feu, et se donne tout entier au feu, et sarrache à ses propres qualités, donnant asile au feu dans lintime de sa (216) substance ; ainsi lâme, unie à Dieu par la grâce parfaite de lamour, se transforme en Dieu sans changer sa substance propre, mais par la vertu du mouvement qui transporte en Dieu sa vie divinisée. Connaissance de Dieu ! O joie des joies, Seigneur ! cest elle qui précède, lamour vient après, lamour transformateur! Qui connaît dans la vérité, celui-là aime dans le feu.
Or, cette connaissance profonde, lâme ne peut lavoir ni par elle-même, ni par lEcriture, ni par la science, ni par aucune créature ; ces choses extérieures peuvent disposer lâme à la connaissance ; mais la lumière divine et la grâce de Dieu peuvent seules ly introduire. Pour obtenir de Dieu, souverain bien, souveraine lumière – et souverain amour, cette connaissance, je ne connais pas de voie plus sûre et plus courte quune prière pure, continuelle, humble et violente; une prière qui ne sorte pas seulement des lèvres, mais de lesprit et du coeur, et de toutes les puissances de lâme, et de tous les sens du corps ; une prière pleine dimmenses désirs, qui supplie et qui se précipite sur son objet.
Que lâme qui veut découvrir la Pierre précieuse et connaître en vérité et voir la Lumière, prie, médite et lise continuellement le livre de vie, qui est la vie mortelle de Jésus-Christ.
Notre Père, le Dieu très haut, enseigne et montre à lâme la forme, le mode et la voie de la connaissance, cette voie qui est lamour ; et cet exemplaire, ce modèle, ce type, cest dans le Fils que le Père le montre.
Cest pourquoi, mes chers enfants, si vous désirez la lumière de la grâce, si vous voulez arracher votre coeur aux soucis, mettre des freins aux funestes tentations, et devenir parfaits dans la voie de Dieu, fuyez sans paresse à lombre de la croix de Jésus-Christ. En vérité, il nest pas dautre voie ouverte aux fils de Dieu: il nest pas dautre moyen pour le trouver et le garder que la vie et la mort de Jésus-Christ crucifié : cest ce que jappelle le livre de vie. La lecture nest permise quà loraison continuelle, laquelle illumine lâme, lélève et la transforme. Lâme illuminée par la lumière de loraison voit clairement la voie du Christ préparée et foulée par les pieds du Crucifié. Quand elle court dans cette voie, lâme se sent non seulement délivrée du poids que pèsent le monde et ses soucis accablants, mais élevée vers la délectation et la douceur divine. Consumée et brûlée par lincendie que Dieu allume, elle est changée en lui-même : loraison assidue trouve tout dans la vue de la croix.
Fuis vers cette croix, mon fils, et mendie la (218) lumière au Crucifié quelle soutient. Va lui demander de te connaître, afin de puiser dans ton abîme la force de télever jusquà sa joie divine.
Au pied de sa croix, tu tapparaîtras incompréhensible, quand tu verras quel misérable Dieu a racheté et adopté pour fils. Ne sois pas ingrat ; fais toujours, toujours la volonté dun tel Père. Si les enfants légitimes de Dieu ne font pas sa volonté, que feront les adultérins? Jappelle adultérins ceux qui, loin de la maison paternelle, ségarent dans la concupiscence. Jappelle enfants légitimes ceux qui, dans la pauvreté, la douleur et lopprobre, cherchent la ressemblance du Crucifié. Ces trois choses, mon fils, sont le fondement et le sommet de la
perfection. Ce sont elles qui éclairent lâme, lachèvent et la préparent à la transformation divine. Connaître Dieu, se connaître, ici toute immensité, toute perfection, et le bien absolu ; là, rien ; savoir cela, voilà la fin de lhomme. Mais cette manifestation nest faite quaux enfants légitimes de Dieu, aux fils de la prière, aux ardents lecteurs du livre de vie.
Cest devant leurs yeux que le Seigneur étale les caractères sacrés du livre. Cest là que sont écrites toutes les choses que le désir cherche cest là quon boit la science qui nenfle pas, toute vérité nécessaire à soi et aux autres. Si tu (219) veux la Lumière supérieure à toute lumière, lis dans le livre ; si tu ne lis pas légèrement, comme quelquun qui court, tu trouveras, pour toi et pour tout homme, ce quil faut. Et si tu prends feu dans cette fournaise, tu recevras toute tribulation comme une consolation dont tu nétais pas digne. Je vais dire quelque chose de plus fort. Si la prospérité et la louange viennent à toi, attirées par les dons de Dieu, tu ne seras ni enflé, ni exalté : car dans le livre de vie tu verras en vérité que la gloire nest pas à toi.
Un des signes, mon fils, qui montrent à lhomme la grâce de Dieu présente à lui, cest, en face de la gloire, le don dinventer un abîme pour shumilier de plus bas.
Avant tout, mon fils, sache cela : le double abîme et le livre de vie. (220)
CINQUANTE-HUITIÈME CHAPITRE
LE LIVRE DE VIE
Sachez que ce livre de vie nest autre que Jésus-Christ, Fils de Dieu, Verbe et sagesse du Père, qui a paru pour nous instruire par sa vie, sa mort et sa parole. Sa vie, quelle fut-elle? Elle est le, type offert à qui veut le salut or sa vie fut une amère pénitence. La pénitence fut sa société depuis lheure, où, dans le sein de la Vierge très pure, lâme créée de Jésus entra dans son corps, jusquà lheure dernière où son âme sortit de ce corps par la mort la plus cruelle. La pénitence et Jésus ne se quittèrent pas.
Or voici la société que le Dieu très haut, dans sa sagesse, donna en ce monde à son Fils bien-aimé : dabord, la pauvreté parfaite, continuelle, absolue ; ensuite, lopprobre parfait, continuel, absolu ; enfin, la douleur parfaite, continuelle, absolue.
Telle futla société que le Christ choisit sur (221) la terre pour nous montrer ce quil faut aimer, choisir et porter jusquà la mort. En tant quhomme, cest par cette route quil est monté au ciel telle est la route de lâme vers Dieu, et il ny a pas dautre voie droite. Il est convenable et bon que la route choisie par la tête soit la route choisie par les membres, et que la société élue par la tête soit élue par les membres. (222)
CINQUANTE-NEUVIÈME CHAPITRE
PREMIÈRE COMPAGNE DE JÉSUS-CHRIST LA PAUVRETÉ
La première compagne de Jésus fut une pauvreté continuelle, parfaite, immense. Elle a trois formes : lune grande, lautre plus grande, qui sunit à la première ; la troisième, qui, jointe à la première et à la seconde, fut parfaite. Voici le premier degré. Jésus fut destitué de tous les biens de ce monde. Il neut ni terre, ni vigne, ni jardin, ni propriété, ni or, ni argent il ne reçut de secours humain que dans la mesure rigoureusement nécessaire au soulagement de lextrême indigence. Il eut faim, il eut soif, il fut misérable, il eut froid, il eut chaud, il travailla ; tout fut pour lui austère et dur ; il ne voulut aucune des recherches de la vie ; il usa des choses communes et grossières qui se rencontraient dans cette province, où, sans feu ni lieu, il vivait en mendiant. La seconde pauvreté, supérieure, à la première, fut la pauvreté
de parents et damis, léloignement des grands, (223) des puissants, des amitiés naturelles : il neut ni du côté de sa mère, ni du côté de Joseph, ni du côté de ses disciples, personne qui lui épargnât un soufflet, un coup de marteau, un coup de fouet ou une injure. Il voulut naître dune mère pauvre et humiliée ; être soumis à un père putatif, un charpentier pauvre. Il, se dépouilla de lamour et de la familiarité des rois, des pontifes, des scribes, des amis, des parents, et ne sacrifia pour lamour de personne aucun sacrifice qui plût ou qui pût plaire à Dieu.
Mais voici la pauvreté suprême, sublime, absolue. Jésus-Christ se dépouilla de lui-même, et le Tout-Puissant se montra pauvre. Il se montra comme pauvre de puissance ; il fit semblant dêtre incapable. Il revêtit la misère et lenfance ; hormis le péché, il revêtit toute douleur. Les courses, les prédications, les guérisons, les visites, les opprobres, tout laccabla, et il fit connaissance avec la fatigue.
Non seulement il donna sur lui puissance aux pécheurs, mais les choses inanimées et les éléments quil avait créés de sa main reçurent puissance de laffliger. Il jouait limpuissance, il ne résistait pas, il supportait à cause de nous. Il donna aux épines la puissance de pénétrer et de percer cruellement cette tête divine et trois fois redoutable. Il donna aux liens (224)aux chaînes le pouvoir de lattacher à la colonne ; Celui qui en mourant fit trembler la terre, laissa quelquun lui lier les mains. Oh! donnez-moi, fils de Dieu, la joie de vous voir fidèles à lui; arrachez-vous les entrailles pour les verser dans cet abîme sans fond dhumilité fidèle. Voici lAuteur de la Vie qui sanéantit pour toi et pour sa gloire ; les créatures déchirent leur Créateur, et l Incirconscrit est attaché à une colonne, II donna à un voile la puissance de le voiler, lui, la vraie lumière illuminant toutes choses. Il donne aux fouets de le battre ; il donne aux clous de pénétrer et de percer ces pieds et ces mains qui avaient ouvert les yeux des aveugles et les oreilles des sourds. Il donne à la croix de le tenir, blessé, percé, sanglant, nu, exposé devant tous, et de lui infliger la plus cruelle des morts. Il donne à la lance dentrer, de briser, de pénétrer ce flanc divin, ce coeur, ces entrailles; de répandre sur la terre le sang et leau, sortis des profondeurs sacrées de son coeur et de ses entrailles. Les créatures devaient obéir au Créateur, pop au pécheur, qui abusait delles. Mais que cette humilité très profonde, invincible et sans exemple, que cette humilité du Dieu de gloire écrase et confonde lorgueil de notre néant. LAuteur de la vie sest soumis aux choses inanimées pour (225) te rendre la vie, à toi, misérable, qui étais devenu, dans la mort, insensible au divin. Homme qui ne sais rien, il ta aimé au point de toffrir la perfection. La lance aurait dû se plier et résister à la créature qui abusait delle ; elle eût dû refuser dentrer et de percer son Créateur. Les choses inanimées auraient refusé dobéir à lhomme et de se tourner contre leur Dieu, si elles navaient reçu puissance sur lui.
Il a donné aux bourreaux, aux soldats, aux Juifs, à Pilate, à tous les méchants la puissance de le juger, de laccuser, de le blasphémer, de linsulter, de le frapper, de le moquer, de le tuer, lui qui pouvait tout empêcher dun mot, -tout renverser dun geste et tout anéantir, ou donner un ordre au plus petit parmi les Anges, les Puissances ou les Vertus, pour tout précipiter dun seul coup au fond de la mer. Sil neût lui-même donné puissance sur lui aux choses créées, elles eussent reculé dhorreur devant la Passion. Mais il sest soumis à tout, et il a caché sa puissance, et il sest dépouillé aux yeux des hommes, pour apprendre aux mortels la patience, pour racheter lhomme, qui sétait lui-même dépouillé de toute sa royauté, pour lui donner, par la gloire de la résurrection, la qualité dimpassible et dinvincible.
Il y a plus : pour délivrer lhomme du (226) démon, il a donné puissance au démon de le tenter, de lentourer de ses membres, qui sont les méchants, de le persécuter jusquà la mort. Le Dieu invincible par nature, lacte premier, lacte pur a fait à toute créature et à toute douleur cette universelle soumission, pour confondre la délicatesse de lhomme misérable, qui ne refuse pas seulement la pénitence et la douleur volontaire, mais qui repousse de toutes ses forces la douleur imposée, et murmure contre Dieu.
Jésus-Christ sest imposé une autre pauvreté. Il sest dépouillé de sa sagesse, de la sagesse qui est à lui. On eût dit quelquun de vulgaire, le plus ignorant, le plus grossier des hommes. Il ne prit pas lattitude dun philosophe ou dun docteur, dun parleur, dun écrivain, dun savant ou dun sage fameux ; mais il se mêlait aux hommes, en toute simplicité et en toute douceur, montrant en même temps la route de la vérité par la vertu thaumaturgique. Lui, la sagesse du Père, et le Dieu des sciences, maître de lesprit prophétique, et le soufflant où il veut, il eût pu éclater le génie scientifique et philosophique, se montrer et se glorifier; mais il dit la vérité si simplement, quil passait non seulement pour un homme vulgaire, mais pour un aliéné et un blasphémateur. Faudra-t-il (227) ensuite nous enfler de notre science, chercher à passer pour des maîtres, mendier auprès des hommes un nom creux et une gloire vide?
Il sest dépouillé de lui-même, en abdiquant jusquà la gloire dêtre saint, juste et innocent. Voici le mystère des mystères. II suivit une voie mystique tellement en dehors de lattente humaine, quau lieu de passer pour le Saint des saints, il fut tenu pour un pécheur, ami des pécheurs, pour un traître, un séducteur, un conspirateur, un ennemi public, un blasphémateur, condamné et exécuté entre deux voleurs. Et cependant il pouvait faire notre salut.
Il eût pu incliner le monde, Lui, le Saint des saints, devant la gloire de sa sainteté ; Lui, lImpeccable, qui portait les péchés des peuples ; Lui, le Roi des vertus et le Dieu des saints, au lieu de garder le nom de Saint, il le donna à Jean-Baptiste, son serviteur. Mais tant quil le put sans blesser la Vérité et la doctrine, il se dépouilla en apparence de la sainteté, pour confondre notre hypocrisie, à nous misérables, qui cherchons les apparences sans avoir la réalité, qui, par mille chemins détournés, falsifiant les faits et les tournant à notre avantage, courons à tort et à travers après la gloire qui nest pas à nous. (228)
Il sest encore dépouillé de lui-même, en se dépouillant de lempire qui est à lui. Lui, le Roi des rois, le Seigneur des seigneurs, dont le règne naura pas de fin, il vécut au milieu des hommes comme esclave. Et, en effet, on la vendu, il sest trouvé des acheteurs. On lui a offert lempire. Il a refusé. Il a obéi jusquà la mort à de mauvais rois, payant le tribut, se soumettant aux jugements iniques. Et non seulement les rois le trouvèrent sans défense, mais leurs plus vils ministres et sujets purent laccabler de coups et le coucher sur la croix ; et jusquà lâge de trente ans cétaient- sa mère et son père putatif qu lui aVaient donné leurs ordres. Parmi ses disciples, quil choisit rares et pauvres, au lieu de se conduire comme un maître, il déclara quil nétait pas venu pour être servi, mais pour servir ; enfin il donna sa vie pour eux, pour les pécheurs. Au milieu de ces pauvres disciples, sil fut roi et maître, ce fut en fait de misère, dans la faim, dans la soif, dans la douleur; il fut jaloux et prima les autres ; ambitieux de la dernière place, il les servit à table, et leur lava les pieds. O immensité de notre folie ! Après avoir vu ce Dieu fait domestique, nous aspirons, sans ordre et sans amour, à de vaines grandeurs et de vaines présidences ! (229)
Autre était ta sagesse, autre était ta sagesse, ô Christ Emmanuel ! tu savais combien terrible sera le destin des maîtres du monde, et que les puissants seront puissamment torturés (Sap., VI, 7), et que de leur vie, de leur autorité, et des péchés de leurs sujets, le compte le plus rigoureux sera exigé rigoureusement. Oh que ce livre vivant confonde notre orgueil Concevons donc enfin le désir de la dernière place, pour lamour de Celui qui la choisit, et par pitié pour nos amis, ne supportons pas lobéissance, mais désirons-la dun immense désir.
Le Dieu à qui tout appartient, pour nous donner lamour de la pauvreté, fut donc pauvre absolument, pauvre en fait, en esprit et en vérité, écrasant par sa pauvreté les pensées des créatures, et sa pauvreté venait de son amour: cest pourquoi il fut mendiant. Pauvre dargent, pauvre damis, pauvre de puissance, de sagesse, et de réputation, et de dignité, pauvre de toutes choses, il prêcha la pauvreté, il annonça quelle jugerait le monde. Il condamna les riches ; sa vie, sa parole, son exemple, tout enseigna le mépris des richesses. Mais, ô misère ! ô douleur ! la pauvreté desprit est chassée et rejetée de partout, et, pour comble dabomination, elle est en horreur à ceux-là mêmes (230) qui lisent le livre de la vie, qui prêchent et qui glorifient cette même pauvreté. En fait, en esprit, en vérité, elle est repoussée et détestée.
Le monde la hait ; Jésus laime ; il la choisie pour lui et les siens ; il la proclamée bienheureuse. Mais où est aujourdhui lhomme, où est la femme, où est la créature qui a adopté, comme Jésus-Christ, cette glorieuse compagne? Bienheureux celui-là! Mais moi ! mais moi nous savons quel fut le partage du Fils de Dieu, notre Créateur et Rédempteur, quant aux vêtements, quant aux palais, quant aux festins, quant à la famille, quant aux amis, quant aux honneurs rendus par la vie et la science. Et cependant nous osons prendrele nom de chrétiens, nous qui avons horreur de ressembler au Christ ! En paroles nous louons la pauvreté; mais nous détestons en fait létat où a vécu le Christ. O misérables ! après de telles leçons, nous repoussons le salut ! Errant loin de Jésus, nous courons après des superfluités, qui, au dernier moment, nous abandonnent, et alors nous restons seuls, seuls et vides.
Car, au lieu de suivre la voie droite, nous avons dévié, et la honte nous attend.
Bienheureux, bienheureux en vérité, suivant la parole de Dieu; bienheureux pour le temps et pour léternité celui qui, réellement et en vérité, en esprit et en fait, veut luniverselle pauvreté. Sil ne se dépouille de toutes choses, dans le sens matériel; quil se dépouille en esprit; quil se dépouille dans son coeur. Voilà la vraie beauté ; voilà la béatitude ; voilà la clef du royaume des cieux!
Mais lautre, celui qui prêche et qui nagit pas, lhomme des sermons sans pratique. Ah! le misérable, ah ! le maudit ! Il verra ce que cest que la misère éternelle, léternelle inanition quon a dans les enfers, léternelle faim, léternelle soif ! Ni ami, ni frère, ni père, ni secours, ni rédemption ! Pas dissue pour sortir! pas un seul remède dans toute la sagesse humaine ! Léternelle privation des biens quon a désirés contre lordre, et léternelle torture dans tous les siècles des siècles ! (232)
SOIXANTIÈME CHAPITRE
DEUXIÈME COMPAGNE DE JÉSUS-CHRIST : LABNÉGATION
La seconde compagne que Jésus-Christ ne quitta pas pendant sa vie terreStre, ce fut la honte ; il porta continuellement le poids de lopprobre volontaire et parfait. Il vécut comme un esclave vendu et non racheté, non pas seulement comme un esclave, mais comme un esclave méchant et vicieux. Il fut chargé dopprobres, de mépris, de chaînes, de coups, de soufflets, de meurtrissures, sans procès, sans défenseur, comme un misérable qui ne vaut pas la peine dêtre jugé, que lon envoie, entouré de voleurs, au plus honteux et au plus cruel supplice. Si quelque mortel songea à lhonorer, il échappa toujours, soit par un mot, soit par un fait, et prit le fardeau de la honte, quil choisissait toujours, sans le mériter jamais. Sans cause, sans prétexte, sans occasion, des hommes, à qui il navait fait que du bien, (233) poursuivirent gratuitement le Maître du monde de leurs moqueries et de leurs insultes.
Ils lont persécuté depuis le berceau ; ils lont jeté sur une terre barbare. Le voilà qui grandit; alors on lui donne les noms de Samaritain, didolâtre ; on le prend pour un possédé, pour un gourmand, pour un séducteur, un faux prophète. Les hommes disent. entre eux: «Voilà ce viveur, ce buveur; au lieu du prophète, du juste, du thaumaturge, cest un misérable qui chasse les démons au nom du prince des démons. » On le poussait vers les montagnes, vers les abîmes, dans lintention de le précipiter; dautres prenaient des pierres pour le lapider. Tout cela était entremêlé de cris contradictoires et furieux, de moqueries, de sourires, dinjures, de complots : « Il blasphème », disait-on. On tâchait de le faire mentir, de le prendre à ses paroles comme un renard à un piège; on le repoussait; toutes les portes se fermaient devant lui. Enfin, on le saisit comme un animal; on le traîne, chargé de liens, de tribunaux en tribunaux; voici les soufflets, les crachats, le roseau, la couronne dépines; on sagenouille ironiquement; on lui frappe la tête, on lui voile la face ; on entasse les moqueries les unes sur les autres. Voici la flagellation. Comme des chiens qui ont faim, (234) les hommes grincent des dents, le condamnent, le réprouvent comme un malfaiteur. On le conduit à la Passion, et ses disciples labandonnent. Un dentre eux le renie ; lautre le trahit tous senfuient ; il reste seul et nu, au milieu des multitudes. Cétait un jour de fête, et les hommes étaient rassemblés. Comme un méchant, nu entre deux voleurs, le voilà crucifié jusquà ce que mort sensuive. A lheure de la mort, des larmes et de loraison funèbre, en voici un qui raille : « Ah ! cest donc toi qui détruis le temple? » Un autre, sur un tonde mépris : « Il sauve les autres et il ne peut se sauver lui-même. » Un autre, quand la voix suppliante du mourant demandait un peu deau, lui offre du fiel et du vinaigre. En voici un qui, après sa mort, lui perce le coeur dun coup de lance. Descendu de la croix, il resta couché sur la terre, nu et sans sépulcre, jusquà ce que quelquun eût obtenu pour lui la sépulture. Dautres lui cherchaient une autre querelle, divulguant ces paroles : « Nous nous souvenons, disait-ils, que ce séducteur, etc. » Les uns cachent la résurrection, les autres la nient. Dans la vie, dans la mort, après la mort, mépris, ignominie, opprobre ; il les voulut ; il les porta, il choisit cette route pour aller à la résurrection et nous entraîner dans la gloire. (235)
Ainsi le Fils de Dieu sest fait la forme, lexemplaire, le maître et le docteur de cette science inconnue, qui est le mépris de la gloire. Absente, ne la recherchons pas. Présente, ne nous prêtons pas à elle ; car il na jamais cherché sa gloire, mais la gloire de son Père. Il a à ce point repoussé et méprisé les honneurs, quil sest précipité du haut du ciel jusquaux pieds de ses disciples ; il sest anéanti jusquà prendre la livrée de lesclave ; il a obéi jusquà la mort, non pas à une mort quelconque, mais à une mort choisie, la plus honteuse et la plus cruelle, celle de la croix. O misère !
Qui donc aujourdhui choisirait la société quil a choisie? Qui donc fuirait lhonneur et aimerait le mépris, fils de la pauvreté, lhumble état, lhumble office, et tout ce qui est humble? Qui voudrait le néant et le déshonneur? Qui ne désire lestime et la louange pour le bien quil a ou quil fait, en action et en parole, ou quil croit avoir et faire? En vérité, chacun a dévié, et personne nest fidèle, personne, pas une âme. Si quelquun demeurait ferme, cest que celui-là serait un membre vivant uni à la tête du corps par un amour vivant. Il verrait Jésus-Christ agir, et chercherait la ressemblance.
Il y en a qui disent : « Jaime et je veux (236) aimer Dieu. Je ne demande pas que le monde mhonore ; mais je ne veux pas non plus quil me méprise, quil me mette le pied sur la tête je ne veux pas être confondu en sa présence. s Ceci indique évidemment peu de foi, peu de justice, peu damour et beaucoup de tiédeur. Ou vous avez commis ce qui mérite peine et confusion, et nous en sommes là à peu près tous, ou vous ne lavez pas commis. Dans le premier cas, si vous êtes pénitent, et non pas innocent, supportez avec patience et avec joie les conséquences de vos actes publics ou secrets, acquiescez corps et âme : cette peine et cette confusion satisfont à Dieu et au prochain suivant lordonnance de la divine justice. Dans le second cas, si votre coeur est innocent comme vos mains, supportez le mépris, avec la permission de Dieu, et réjouissez-vous mille fois plus dans le second cas que dans le premier cas ; toute votre confusion, toute votre douleur va devenir un poids de grâce, et avec la grâce croîtra la gloire. Cette acceptation de la honte, subie et non méritée, cette acceptation de la pauvreté et des souffrances supportées en vue de Dieu grandissent les âmes saintes. Lexemple de Jésus-Christ, fuyant ce quon recherche, et recherchant cequon fuit, montre la route de la grandeur. Sa seconde compagne lui fut (237)fidèle comme la première. Si nous voulons pénétrer la vie du Christ Fils de Dieu dans son principe, son milieu et sa fin, nous trouvons un ensemble qui sappelle lhumilité. Etre méprisé, réprouvé du monde et des amis du monde, tel fut son choix sur la terre. (238)
TROISIÈME COMPAGNE DE JÉSUS-CHRIST
LA DOULEUR
La troisième compagne de Jésus-Christ, plus assidue, plus intime que les deux autres, ce fut cette souveraine douleur qui, depuis lheure où son âme fut unie à son corps, ne quitta plus le Fils de Dieu. Au premier instant de lunion hypostatique, cette âme fut remplie de la Sagesse suprême. A la fois voyageur et compréhenseur, dans le sein de sa mère, Jésus -commença à sentir la souveraine douleur toutes les peines que son âme et son corps devaient porter pour nous, il les connut, il les vit, il les pesa, il les pénétra dans leur ensemble et dans leur ,détail. Quand la mort approcha, il entra en agonie. Sa science certaine de sa mort prochaine, envisagée dans toutes ses horreurs, fit pénétrer en lui la tristesse sans nom: il sua le sang, et la terre but cette sueur. Ainsi lâme du Christ, prévoyant la Passion dans le sein de sa mère, connut déjà (239) langoisse immense : cependant le corps nétait pas encore associé à ses tortures.
Jésus-Christ voyait davance les mouvements de ces langues infâmes, et chacun des sons que produirait chacune delles, tous ses supplices, sa mort, la honte et la douleur, toutes les tortures pour lesquelles il naissait, pour lesquelles il entrait parmi nous, tout lui était présent dune présence prophétique et incessante, avec toutes les circonstances du temps marqué, de linstrument employé, et de la mesure indiquée. Il se voyait vendu, trahi, pris, renié, abandonné, lié, souffleté, moqué, frappé, accusé, blasphémé, maudit, flagellé, jugé, réprouvé, condamné, conduit au Golgotha, comme un voleur dépouillé, nu, crucifié, mort, percé de la lance; Où habitait-il, sinon dans la douleur? Il connaissait chaque coup de marteau, chaque coup de fouet, chaque trou, chaque clou, chaque larme, chaque goutte de sang : il avait compté davance ses soupirs, ses gémissements, ses plaintes et celles de sa mère. Dans cette considération profonde et continuelle, comment la compagne do sa vie, comment la douleur laurait-elle abandonné?
Outre les douleurs de lavenir, senties prophétiquement, celles du présent, furent innombrables. A lheure de sa naissance, il ne fut ni (240) déposé dans un bain, ni couché sur la plume, ni enveloppé de fourrures. Il fut placé sur le foin, entre deux bêtes, dans une étable sans douceur. Et lui, le plus tendre des nouveau-nés, il commença à subir, en ouvrant les yeux, les rigueurs matérielles. Immédiatement après la crèche, voici un long voyage entrepris par cet enfant, un vieillard, puis une femme, la plus douce des mères, la plus délicate des vierges. Il faut aller en Egypte à travers ce désert immense, où les fils d Israël vécurent quarante ans sans moyens humains. Puis ce furent les voyages au temple quil faisait régulièrement, suivant lordre établi. Lenfant faisait la route à pied, et la distance était bien grande.
A lâge dhomme, aussitôt après son baptême, il entra au désert, où il souffrit de la faim et de la soif, au point de donner au diable une espérance ; car cest ici que se place la première tentation. Jésus allait à pied à travers les campagnes, les villes, supportant la faim, la soif, la pluie, la chaleur, la froidure, la sueur, la fatigue, toutes les misères, et enfin la mort. Et, sil porta son fardeau, ce fut pour chasser Satan, pour le renverser, pour indiquer aux hommes la voie vraie, pour leur annoncer la pénitence dans sa forme la plus humble, pour les attirer à sa suite, pour donner lexemple, (241) pour montrer où est le bonheur et la gloire. Quant aux douleurs de la Passion, elles sont au-dessus dès paroles de lhomme et des soupçons de son coeur. La douleur de Jésus fut multiple et ineffable.
Parlons dabord de ses compassions. Sa compassion pour le genre humain, quil aimait dun amour immense, le remplit dune douleur aiguë et déchirante. Ce nétait pas seulement une compassion générale pour lespèce humaine tombée et condamnée ; cétait une compassion immense, particulière à chaque individu. Et il né voyait pas seulement dune vue générale les péchés de chaque individu ; il mesurait exactement chaque péché et chaque châtiment, dans le passé et dans lavenir. Chaque homme passé, présent ou futur, chaque péché de chacun de ces hommes, perça dune douleur sans mesure Celui qui nous aimait avec une miséricorde et une compassion sans mesure. Sil était un regard capable dentrer dans les détails innombrables des péchés humains et des souffrances humaines, ce regard-là verrait quelque chose de ce qua souffert le Christ pour nous. Il aimait chacun de ses élus dun amour ineffable. La profondeur de cet amour, mesuré sur chacun deux, rendit continuellement présente à Jésus toute offense (242) et toute peine passée, présente ou future, et telle était sa compassion pour chaque douleur quil les prit toutes sur lui dans une douleur immense. Ce fut cette compassion, immense, épouvantable, qui précipita Jésus vers la croix, vers la mort, vers labîme des tortures. Il voulait nous racheter! Il voulait nous soulager !
Une des douleurs les plus oubliées de Jésus-Christ fut sa compassion pour lui-même. Ses tortures innombrables, et lineffable douleur dont il se voyait menacé, firent quen se regardant lui-même, il eut le coeur déchiré. Voyant et considérant que la mission quil tenait de son Père était de porter le poids de tous les péchés et de toutes les douleurs des élus, sentant que ces choses terribles étaient infaillibles, certaines, immanquables, et quil était dévoué corps et âme à leur étreinte, il fut saisi, en se regardant, dune pitié déchirante.
Imaginez létat de lhomme qui verrait dune vue prophétique et infaillible la plus inouïe, la plus ineffable douleur sapprocher de lui, avec la certitude dêtre atteint, et qui aurait continuellement devant les yeux lés détails de toutes ses tortures : il aurait pitié de lui-même. Mais jusquoù grandirait cette pitié, si la douleur prévue et imminente était sans proportion, (243) sil était doué dune intelligence et dune sensibilité effrayante, pour sonder davance labîme de ses tortures, leur nature et leur qualité? Ces suppositions se sont réalisées dans le Christ, et tout ce que je dis nest rien près de la réalité de ses angoisses. Si je descends, à ces comparaisons, cest pour mettre quelque chose de son agonie à la portée de cette grossière intelligence humaine. Sa Passion fut toute sa vie dans sa mémoire. Mais voici une des souffrances les plus inconnues de Jésus-Christ. Ce fut sa compassion pour Dieu le Père, pour le Père des miséricordes. Lamour de Jésus pour le Père, pour le Dieu de toute compassion, dépasse les conceptions de lhomme. Voyant Dieu, lobjet de son immense amour, à ce point blessé de compassion pour nous quil livrât son Fils unique, son Bien-Aimé à la mort, et quil se fût livré lui-même, si cela eût été convenable, il fut saisi dune douleur immense, et eut pitié de cette pitié. Pour inventer un remède, un soulagement au coeur de son Père, il shumilia jusquà la mort et obéit jusquà la croix. Mais la parole humaine ne peut aborder les souffrances que jentrevois. Je vais parler sans espérance de me faire entendre. Jaffirme que la douleur du Christ fut chose ineffable. Ineffable, parce quelle fut une concession, une (244) permission, un don de la Sagesse divine. Une dispensation divine, antérieure à nos pensées. supérieure à nos paroles, lui dispensait la douleur ; et cétait la douleur suprême. Plus la dispensation divine fut admirable, plus la douleur qui en résulta fut perçante et déchirante. Cest pourquoi aucun entendement créé na la capacité nécessaire pour embrasser cette douleur. Cette dispensation divine fut le principe de toutes les douleurs de Jésus-Christ. Elle est leur alpha et elle est leur oméga
Et sil est impossible à lintelligence de concevoir lamour par lequel il nous racheta, il est également impossible de concevoir la douleur dont il souffrit. Impossible, car cette douleur était fille de la lumière. Elle provenait directement de la lumière donnée au Christ, et cette lumière était ineffable. La divinité elle-même, lumière ineffable, illuminait le Christ ineffablement, et, vivant en lui avec la dispensation dont je parle, le transformait en douleur au sein de la lumière divine. Cette douleur est un sanctuaire dont la parole napproche pas.
Jésus-Christ voyait, dans la lumière divine, lineffable immensité de la douleur qui faisait en lui des prodiges : douleur cachée à toute créature par la vertu de lIneffable. Car cette douleur, je veux dire cette lumière divine, eut (245) pour principe et pour origine la dispensation de Dieu.
Parmi les suprêmes douleurs fut la compassion de Jésus pour sa Mère, la très douce Marie. Il laima par-dessus toute créature. Cest delle quil avait pris sa chair virginale ; et elle partageait, par-dessus toute créature, les douleurs de son Fils, car elle avait une capacité de coeur haute et profonde, par-dessus toute créature. Jésus-Christ avait une immense compassion de cette immense compassion qui du coeur, du corps et de lâme, ne faisait quune seule douleur immense. Sa Mère souffrait la douleur suprême, et Jésus portait en lui la douleur de sa Mère, et cette douleur était fondée sur la dispensation divine.
Une autre douleur fut loffense du Père, objet de son immense amour. Jésus voyait quel péché était sa mort, et ce que faisait lhomme quand il crucifiait Dieu. Sa mort est le plus grand des crimes humains, passés, présents et futurs. Linjure que sa mort faisait à Dieu fut pour lâme de Jésus-Christ un océan de douleur. Percé de compassion pour le Dieu blasphémé, percé de compassion pour lhomme déicide, la douleur lui arrache ce cri : «Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce quils font!» (246)
A cause du crime sans nom, à cause du déicide, peut-être Dieu le Père allait damner le genre humain, si Jésus, comme sil eût pour un instant oublié toute autre douleur, neût crié et pleuré dans la mort, pour nous et vers Dieu.
La douleur de compassion pour ses apôtres. et disciples pénétra Jésus-Christ. Les apôtres, les disciples, les femmes qui lavaient suivi, souffraient horriblement. Jésus, qui les aimait dun amour immense, porta en lui la douleur des disciples dispersés. et persécutés.
Outre ces douleurs, le Christ en supporta mille autres de mille natures. Je pourrais compter quatre glaives et quatre flèches sur son corps crucifié.
Dabord la cruauté scélérate de ces coeurs endurcis. Ils étaient là, tout le jour, obstinés, studieux et diligents, inventant et machinant: cétait à qui trouverait la calomnie la plus noire ou le supplice le plus atroce pour exterminer le Sauveur, son nom et sa suite.
La malice et labomination de cette colère implacable que les bourreaux portaient incessamment en eux, chacune de leurs pensées, de leurs intentions, de leurs iniquités intérieures, était un poignard pointu qui perçait lâme de Jésus. (247)
Puis la méchanceté et la duplicité des langues qui vociféraient. Chacune des accusations, des calomnies, des résolutions injustes, des malédictions ; chacun des blasphèmes, chacun des mensonges, chacun des faux témoignages, tomba sur lui, lui faisant une meurtrissure spéciale.
Enfin loeuvre barbare de sa Passion, où ils inventèrent des raffinements de cruauté qui épouvantent au premier regard. Combien de tortures compterait loeil qui pourrait compter les violences quil subit, les brutalités, les soufflets, les cheveux, les poils de barbe tirés, les crachats, les coups de fouet ! Par-dessus tout, les clous. Ils étaient très gros, carrés et si mal battus, quils présentaient sur toutes leurs faces mille petits éclats qui lui percèrent les pieds, les mains qui le déchirèrent, qui le torturèrent avec des souffrances épouvantables. Une douleur au-dessus de toute douleur résulta de la forme de ces clous. Quand ses pieds et ses mains neussent pas été ainsi cloués au bois, la Passion eût encore été effroyable. Mais les clous eux-mêmes nont pas satisfait les bourreaux. Ils tirèrent ses pieds et ses mains avec une telle violence, quils disloquèrent son corps, brisèrent ses nerfs, et comptèrent ses- os quand ils le couchèrent sur le bois dur, et le tendirent horriblement. Ce nest pas tout. An lieu de (248) laisser la croix couchée, ils la dressèrent, offrant la Victime nue au froid, au vent et au peuple. Le poids entraînant le corps, il était suspendu par les mains et par les pieds, pour que la dureté des clous fût sentie plus cruellement ; pour que les plaies, toujours renouvelées, ouvrissent au sang des voies nouvelles ; pour que la mort fût parfaite en torture et les hommes en malice.
Pour nous manifester quelque chose de sa. souffrance insondable, pour nous avertir quil la supportait pour nous, et non pour lui, pour apprendre à nos entrailles une compassion inconnue, au point culminant de la douleur ineffable, il poussa le cri suprême : « Mon Dieu, mon Dieu, mavez-vous abandonné? » Mais il cria pour nous ; il cria pour nous dire qui avait placé le fardeau sur sa tête, et quelle compassion nous devons à ses douleurs. Et ne croyez pas que ses douleurs aient commencé sur la croix ; depuis que son âme anima son corps, depuis lheure première de lunion hypostatique, la sagesse ineffable dont il était rempli disait à Jésus tous les secrets du présent et tous les secrets de lavenir. Aussi, dès cette heure, il vit venir à lui la douleur au-dessus de toute douleur, et il soutint le fardeau sans nom depuis lunion de son âme et de son corps, jusquà (249) leur séparation ; et cest ce quil voulait dire quand il parlait pendant sa vie de la croix quil portait davance, quil portait pour ses disciples, non pour lui-même; et cest ce quil voulait dire quand il prononça cette parole terrible : « Mon âme est triste jusquà la mort. »
Il nous provoquait ; il nous demandait notre compassion.
Cette douleur, comme toutes les douleurs, contracta une amertume particulière qui venait de la noblesse immense de lâme blessée. Plus lâme est sainte, douce et noble, plus cruelle, plus tendue était la douleur ; car cette âme, en raison de sa noblesse, était incroyablement sensible à linjure et à la souffrance. Et toutes ces tortures, qui prenaient leur source dans la dispensation ineffable de Dieu, rejaillirent de lâme de Jésus sur son corps, et nul ne peut savoir quelle était la délicatesse et la sensibilité de ce corps. Aucun corps humain formé dans le sein dune femme ne fut plus noble. Aucun corps ne fut plus sensible et ne reçut de la douleur une blessure plus cruelle. Cest pourquoi il trouvait dans toute injure et dans tout
affront une incroyable matière à souffrance.
Au milieu de ses horreurs, que faisait lHomme-Dieu, Jésus-Christ, Sauveur du monde? Je nentends pas une menace, une malédiction, (250) une défense, une excuse, une vengeance. On lui crache à la figure, il ne se cache pas la face on lui étend sur la croix les mains et les bras, il ne les retire pas ; on le cherche pour la mort, il ne se cache pas. Mais absolument et de toute manière, il se livre à la volonté des hommes, et se sert de leur scélératesse pour les racheter malgré eux. Au moment du crime, ineffable pensée ! la Victime donnait lexemple de la patience, enseignait aux bourreaux léternelle vérité, élevait pour eux au ciel ses bras, ses cris et ses larmes. Et pour leur immense péché, qui devait damner le genre humain, il leur rendait un bien plus fort que ce péché. Tournant le crime contre lui-même, il se servit, pour satisfaire léternelle justice, de leur péché épOuvantable. Il. se servit de la mort quils lui infligeaient pour ouvrir le ciel à ses bourreaux. Il réconcilia le monde avec Dieu ; il nous fit rentrer en grâce, et au moment où la créature portait la main sur le Créateur, il se servit de lattentat quelle commettait pour restituer à Dieu sa fille. O pitié, ô miséricorde immenses ! O bonté supérieure à toute bonté conçue! Où liniquité avait surabondé, la grâce surabonda, et la grâce na pas de limite.
Et puisque voilà notre exemple, ne nous bornons pas à ne pas nous venger: rendons le (251) bien pour le mal à cause du Rédempteur. Si un patriarche, un prophète, un ange, un saint, nous eût offert ce modèle, il serait déjà acceptable, mais puisque cest léternelle Sagesse, linfaillible vérité à qui lerreur est aussi impossible que le mensonge, la négligence serait déplorable ; cest la perfection qui est demandée.
On dit, on entend dire, on prêche toute la journée que le Fils de Dieu fut lhomme de douleurs ; que non content de supporter patiemment celles qui se présentaient, il les cherchait, lui, lInnocent, il les trouvait, il les prenait, il les aimait, en paroles, en actes ; il proclamait bienheureux ses imitateurs. Cette proclamation ne fut pas une parole vaine. Il porta dans son âme et dans son corps la souffrance inexplicable ; ce fut par elle et grâce à elle quil déclara entrer dans son royaume. Il affirma quaucune autre route ne menait à la vie éternelle ; et Dieu choisit la voie royale. Puisque cest lui qui la tracée, laveuglement est grand de ne pas suivre ce Guide infaillible, qui est Créateur et Rédempteur.
Cest parce quil savait la vertu cachée des souffrances quil les choisit, fuyant les voluptés, détestant en paroles et en actes les plaisirs temporels où le ciel nentre pas. Avant ce choix de lHomme-Dieu (bien quil eût déjà depuis (252) longtemps indiqué ses prédilections par les Prophètes), les amis de la volupté humaine avaient cependant une excuse. Mais depuis que le Fils de Dieu a fait son choix lui-même, après une telle vérité si clairement montrée, si hautement prêchée et manifestée au monde dans un si grand seigneur, quelquun doit-il hésiter encore Quelque insensé peut-être, qui mérite tout blâme. Nous, misérables pécheurs, dignes de toute condamnation, et de toute confusion, non seulement nous ne demandons pas à la pénitence la souffrance volontaire, mais les souffrances que Dieu nous envoie dans sa grande miséricorde et sagesse, pour nous sauver et nous délivrer du mal, les souffrances voulues ou permises par lui, nous les fuyons, nous les repoussons, nous murmurons contre elles, nous nous armons de toutes nos armes pour les mettre en fuite et chercher le plaisir.
Nous sommes vraiment malheureux. Non seulement nous ne nous soucions pas de la souffrance, qui peut quelquefois remédier au péché, mais nous la refusons quand elle est offerte par le très sage Médecin. Si, par la disposition de Dieu, une légère impression de froid ou de chaud se faisait sentir, comme on cherche vite le feu, le double vêtement, ou la fraîcheur! Si quelque impression douloureuse(253) est à la tête ou à lestomac, que de cris, que de plaintes, que de soupirs, que de médecins, que de remèdes que de lits moelleux, que de choses délicates, que de prières, que de voeux ! Et ce que nous faisons pour ces inconvénients qui, quelquefois, peuvent être utiles, nous ne le faisons jamais pour la rémission de nos péchés et pour le bien de nos âmes. Si encore, par la permission de Dieu, quelque homme nous fait un tort ou une injure, quel trouble, quelle agitation, quelle colère, que de récriminations, que dinvectives, que de malédictions ! Nous haïssons, nous saisissons avec avidité, si elle soffre à nous, la vengeance; nous refusons violemment ce qui peut-être était un remède administré par le Médecin céleste.
Que defforts et de dépenses pour échapper aux afflictions que Dieu envoie ! Et cependant elles sont sans doute plus salutaires et plus méritoires que les pénitences volontaires ; car Dieu sait mieux que nous de quoi notre âme a besoin pour être lavée et purifiée. Dailleurs les douleurs volontaires, les pénitences choisies par lhomme, laissent le champ libre à son amour-propre. Mais celles qui nous arrivent malgré nous, quoique supportées avec patience et avec joie, semblent aux yeux des hommes des nécessités subies. Je vous engage donc, mes (254) fils, à supporter le froid, le chaud, mille petits accidents, mille inconvénients physiques, sans cependant nuire à la vie du corps. Ne cherchez de remèdes que quand ils sont nécessaires. Mais il faut les chercher à linstant où le mal physique serait un obstacle au bien de lâme.
Si nous sommes pauvres damis, supportons aussi cette indigence. Si, par la volonté ou par la permission de Dieu, des oppressions, des persécutions, des opprobres, des violences, des rapines se produisent, ne les acceptons pas seulement avec patience, mais avec joie, comme un bien que nous aurions conquis. Mais, pauvres créatures, nous faisons tout le contraire, absolument tout le contraire : nous passons nos jours et nos nuits à inventer, à méditer, à rechercher, à conquérir de vaines joies et de vaines gloire. Telle nest pas la voie de Jésus-Christ. Et comment cette malheureuse âme, qui ne recherche que les consolations de la vie mondaine, pourra-t-elle aller à lui? Lâme sage qui veut pratiquer la sagesse, ne doit en vérité chercher que la croix. Une âme qui aurait une étincelle damour voudrait suivre au Calvaire Jésus-Christ.
Ce que je dis des consolations temporelles, je le dis des consolations spirituelles. Il sen trouve (255) dans le service de Dieu, mais ce nest pas là quil faut viser par-dessus tout. Marie, sur le Calvaire, voyant ce quelle voyait, a-t-elle cherché le goût de la suavité divine? Non ; elle a accepté langoisse, lamertume et la croix. Imitez-la ; il y a un peu damour, et souvent beaucoup de présomption, à demander autre chose. Lâme enrichie de douceur sensible, qui court à Dieu pleine de joie, a moins de mérite que celle qui fait le même service sans consolation, dans la douleur. La lumière qui sort de la vie de Jésus me montre, ce me semble, que cest la douleur qui mène à Dieu, et que là où a passé la tête, là doivent passer la main, le bras, le pied et tous les membres. Par la pauvreté temporelle, lâme arrivera aux richesses éternelles ; par le mépris, à la gloire ; par une légère pénitence, à la possession du souverain bien, à la douceur infinie, à la consolation sans limites. Quà Dieu soit honneur et gloire dans les siècles des siècles. Amen
Gloire soit au Dieu tout-puissant à qui il a plu de nous tirer du néant pour nous faire à son image et ressemblance. Honneur, puissance et gloire soient au Dieu de miséricorde, en qui a triomphé la bonté, et qui a ouvert aux misérables, aux pécheurs, aux condamnés, les portes de son royaume, sans exclure aucun de ceux (256) qui ne veulent pas être exclus. Mais gloire et honneur soient aussi au Dieu très doux qui a voulu donner son royaume, sa société, sa jouissance, aux pauvres, aux petits, aux méprisés. Sil eût fallu, pour posséder son royaume, de lor, de largent, des diamants, des ressources de toute espèce, comme la plupart dentre nous sont destitués de tous ces trésors, son royaume neût pas été lhéritage universel. Mais comme tout le monde peut pratiquer, au moins dans le coeur, la pauvreté et la pénitence, loccasion est offerte à tous de conquérir le royaume de Dieu. Béni soit Dieu, qui na pas ,mis son royaume au prix dune longue patience, mais qui a fait cette vie très courte auprès de léternité. Si pour lamour de Dieu et de son royaume éternel il fallait porter pendant mille milliers dannées la plus rude épreuve, il faudrait encore accepter avec joie et rendre grâce les mains jointes ; mais il nous est accordé et octroyé par la miséricorde divine de ne supporter quune lutte dun instant. En vérité, la vie ne dure rien. Gloire au Dieu béni qui a voulu promettre par sa parole, montrer par son exemple, et confirmer par la réalité visible de sa chair pure ses voies et notre récompense. Nous savons quil est possible et nécessaire dobtenir ce quil a promis par la route dun court travail (257) dont lui-même n donné lexemple. Lui-même na voulu posséder sou propre royaume quau prix des douleurs dont nous avons parlé.
Venez donc, fils de Dieu, à la croix de Jésus-Christ. Transformez-vous de toutes vos forces en lui. Voyez son amour, et lexemple quil donne, et sa mort, et notre rédemption. Car le signe qui marque les enfants de Dieu est lamour de Jésus et lamour du prochain : voilà la perfection. Le Christ nous a aimés dun amour parfait ; sans rien réserver de lui-même, il sest livré tout entier. Il veut que ses enfants légitimes correspondent suivant leurs forces à sa générosité. Jentends la voix de ce Dieu crucifié. Il mordonne, ô fils de Dieu, de vous conjurer sans me lasser jamais, et je Vous conjure dêtre fidèles comme il est fidèle, et daimer vos frères dun amour sans défaut, sans faiblesse et sans trahison. Si vous êtes fidèles à Dieu, vous serez fidèles aux hommes.
Quant à la pureté et à la fidélité de lamour, lHomme-Dieu a fait ses preuves : voyez sa vie et sa Mort.
Mais parce que flous sommes infidèles, nous ne voyons ni la pauvreté de sa naissance, ni les horreurs de sa mort, ni les duretés de sa vie, ni les douceurs de sa doctrine. Parce que nous ne la contemplons pas avec les yeux du cur, (258) mort ne nous empêche de vivre ni au monde, ni au péché. Quel est lhomme qui réponde à cette fidélité éternelle et divine par un peu de réciprocité? La Vie de Jésus est comme non avenue ; nous la jetons derrière notre dos pour ne plus la voir. Venez donc, fils de la bénédiction ; regardez cette croix, regardez Celui quelle porte, et pleurez avec moi, car cest nous qui lavons tué. Connaissez-vous quelquun qui puisse compter nos crimes? Moi, je ne suis que péché. Mais si vous êtes innocents, pleurez comme moi, car Ce nest pas par vos propres forces que vous avez gardé la robe blanche ; cest par la grâce de Dieu et la Vertu de la croix. Pleurez doue, ô mes enfants, comme si vous me ressembliez. Plus vous avez revu, plus vous devez rendre.
Votre reconnaissance na pas été parfaite. Votre vie na pas été sans tache, votre pureté na pas été infinie ; pleurez donc tous, et que tous les yeux de tous les coeurs regardent la croix ! Cest dans la vue de la croix que lâme trouve labîme de son néant. Et cest loraison continuelle qui donne à lhomme la lumière, par laquelle on voit le péché. Par la lumière, vous recevrez la douleur et la contrition. Quand lâme, contemplant la croix, voit ses péchés dans leur ensemble et dans leur détail, et sa(259) victime expirante, lesprit de contrition sémeut en elle pour châtier et réformer sa vie.
Regardez lexemplaire vivant, et que la forme de la divine perfection simprime sur vous. Lisez le livre de vie, cest la vie et la mort de Jésus qui conduit à labîme de la lumière, de la douleur et de lhumilité. La vue de la croix ouvre la porte de labîme. Lâme voit et connaît la multitude de ses péchés, et comment elle y a employé tous les membres de son corps puis elle voit les entrailles de la miséricorde divine qui souvrent ineffablement pour lengloutir dans leurs abîmes. Pour les péchés de chacun des membres de son corps, elle voit comment fut traité chacun des membres du Christ.
Voyez la tête de lhomme, et les péchés dont elle est loccasion. Comptez les recherches de la toilette, et comment nous nous déshonorons la face pour plaire à la créature et pour déplaire à Dieu ; comptez les vanités qui se déploient autour de la figure humaine.
Puis voyez ce que Jésus-Christ a souffert dans sa tête. Au lieu de nos délicatesses efféminées, de nos onguents et de nos raffinements, comptez les cheveux arrachés, comptez les blessures faites par la couronne dépines, comptez les coups de roseau, comptez les gouttes de (260) sang. Ainsi tous les membres de Dieu et tous les membres de lhomme pourraient comparaître en face les uns des autres, dans une vision, et à chaque nouvelle apparition dun instrument nouveau de torture ou de plaisir, nous entendrions quelle plainte sortirait des lèvres de Jésus-Christ.
Après la multitude des crimes, lhomme voit leur gravité. Lâme, qui regarde la croix,
mesure lénormité du crime à lénormité de la rédemption. Tel est le péché, que Dieu, pour le racheter, a pris sur ses épaules le poids quon ne peut peser, la douleur au-dessus des paroles.
Le livre de vie montre à lâme comment le péché ne peut demeurer impuni. Elle voit comment Dieu le Père a préféré le supplice de son Fils à limpunité du crime humain. Elle voit cette bonté infinie de Dieu, qui, nous voyant insolvable et toute créature avec nous, a payé lui-même notre rédemption. Elle voit linfinie volonté de sauver le monde, cette volonté qui réside en Dieu ; elle voit que la mort et une telle mort ne le fait pas reculer, tant il veut nous rendre lhéritage perdu et sa société éternelle.
Dans le même miroir, lâme voit sa sagesse infinie. Sa justice et sa miséricorde se sont (261) embrassées dans loeuvre de notre salut et de notre exaltation ; mais le mode est ineffable, Le mode défie les pensées de toute créature. Dieu a su nous exalter par sa mort, sans quil en coûtât rien à limmensité de la nature divine. Le jour où lhomme mangea le fruit défendu, le séducteur, homicide du genre humain, avait trompé par le bois. Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme, nous a sauvés par le bois. Il a tourné contre Satan linstrument de son triomphe. Il a su détruire la mort universelle par sa mort particulière, et tout vivifier quand lhaleine lui manquait. Il a su par les tourments, les douleurs et le mépris, préparer au genre humain les délices sans amertume et la gloire qui ne finira pas, il a su par la mort de la croix, cest-à-dire par le procédé le plus radicalement fou aux yeux des hommes, confondre la sagesse humaine, et manifester la sagesse divine.
Quand jai montré les douleurs de Jésus, lhumilité, la miséricorde, le Roi de gloire portant la mort de lesclave, la rédemption, le ciel rouvert, lexemple, la sagesse, la force, la joie éternelle, et tout le reste, ne croyez pas, mes enfants, que je vous aie donné la moindre idée de Jésus-Christ. La vérité est ineffable ; pour lire à haute voix le livre de vie, il faudrait exprimer et révéler linfini. Jai beaucoup répété, (262)mais je nai pas dit ce qui échappe. Au regard du contemplateur, si la grâce se place entre le Calvaire et loeil qui regarde, toutes choses sont manifestées dans la croix, toutes choses, ai-je dit…, jajoute maintenant.., et beaucoup dautres, mais elles sont ineffables.
Quà Jésus-Christ soit honneur et gloire dans les siècles des siècles. Amen. (263)
SOlXANTE-DEUXIÈME CHAPITRE
LORAISON
La connaissance du Dieu éternel et de lHomme-Dieu crucifié, qui est absolument nécessaire à la transformation spirituelle de lhomme, suppose la lecture assidue du livre de vie, du livre où sont écrites la vie et la mort de Jésus-Christ. Or cette lecture, pour être intelligente, suppose une oraison dévouée, pure, humble, violente, profonde et assidue. Je ne parle pas seulement de la prière vocale, je parle de la prière mentale, celle qui part du coeur et de toutes les puissances de lâme réunies. Après avoir parlé du livre de vie, parlons de loraison.
Loraison est la force qui attire Dieu, et le Sanctuaire où il se trouve. Il y a trois sortes doraisons au fond desquelles on rencontre le Seigneur : loraison corporelle, loraison vocale, loraison surnaturelle.
Loraison corporelle suppose le concours de la voix et des membres ; on parle, on articule, on (264) fait le signe de la croix les génuflexions ont leur place dans cette prière. Cette oraison, je ne labandonne jamais. Jai voulu autrefois la sacrifier entièrement à loraison mentale. Mais que1quefois le sommeil et la paresse intervenaient, et je perdais lesprit de prière. Cest pourquoi je ne néglige plus loraison corporelle : elle est la route qui mène aux autres. Mais il faut la faire avec recueillement. Si vous dites : Notre Père, considérez ce que vous dites. Nallez pas vous hâter pour répéter la prière un r certain nombre de fois. Je vous prie seulement de ne pas imiter ces pauvres petites bonnes femmes qui croient avoir bien prié, quand elles ont prié longtemps. On dirait quelles ont un certain ouvrage à faire, qui sera payé suivant la longueur et la quantité.
Il y a oraison mentale quand la pensée de Dieu possède tellement lesprit que lhomme ne se souvient plus de rien en dehors de son Seigneur. Et si quelque pensée qui ne soit pas la pensée de Dieu entre dans lesprit, ce nest plus loraison mentale. Cette oraison coupe la langue, qui ne peut plus remuer. Lesprit est tellement plein de Dieu, quil ny a pas place en lui pour la pensée des créatures.
Loraison mentale mène à loraison surnaturelle. Il y a oraison surnaturelle quand lâme, (265) ravie au-dessus delle-même par la pensée et la plénitude divine, est transportée plus haut que sa nature, entre dans la compréhension divine plus profondément que ne le comporte la nature des choses, et trouve la lumière dans cette compréhension, Mais les connaissances quelle puise aux sources, lâme ne peut pas les expliquer, parce que tout ce quelle voit et sent est supérieur à sa nature.
Dans ces trois genres doraison, lâme obtient une certaine connaissance delle-même et de Dieu, Elle aime dans la mesure où elle connaît; elle désire dans la mesure où elle aime ; et le signe de lamour ce nest pas une transformation partielle, cest une transformation absolue.
Mais cette transformation nest pas continuelle. Aussi lâme sapplique tout entière à
chercher une transformation nouvelle, et à rentrer dans lunion divine.
La Sagesse divine aime lordre en toutes choses, parce quelle porte en soi lordre absolu. Cette Sagesse ineffable a donné loraison corporelle pour marchepied de loraison mentale, et loraison mentale pour marchepied de loraison surnaturelle. Elle a voulu que chaque chose fût faite à son heure, à moins que dans loraison mentale ou surnaturelle il ne survienne une joie envahissante qui ferme les lèvres absolument. (266) Excepté, bien entendu, Je cas dune indisposition physique, il faut rendre à Dieu ce qui est à Dieu, dans toute la mesure des forces humaines, et veiller autour du repos de lâme pour quaucun souci temporel napproche de sa paix divine.
La loi de loraison cest lunité. Il exige la totalité de lhomme, et non une partie de lui. Loraison demande le coeur tout entier ; et si on lui donne une partie du coeur, on nobtient rien de lui, Le contraire arrive dans les actes de la vie humaine; sil sagit de boire ou de manger, ou daccomplir quoi que ce soit, il faut réserver son intérieur. Mais, dans loraison, il faut donner tout son coeur, si lon veut goûter le fruit de cet arbre; car la tentation vient dune division du coeur. Priez et priez assidûment. Plus vous prierez, plus vous serez illuminé ; plus profonde, plus évidente, plus sublime sera votre contemplation du souverain bien. Plus profonde et sublime sera la contemplation, plus ardent sera lamour; plus ardent sera lamour, plus délicieuse sera la joie, et plus immense la compréhension. Alors vous sentirez augmenter en vous la capacité intime de comprendre, ensuite vous arriverez à la plénitude de la lumière, et vous recevrez les connaissances dont votre nature nétait pas capable, les secrets au-dessus de vous. (267)
De cette glorieuse oraison nous trouvons la science, lexemplaire et la forme en Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme, qui a enseigné par la parole et enseigné par le fait. Il nous a enseigné la prière, quand il a dit aux disciples: « Veillez et priez, de peur que vous nentriez en tentation. »
Dans mille endroits de lÉvangile, il a recommandé loraison à tous nos respects. Il a montré quelle était laliment de son coeur, Elle nous est conseillée par Celui qui nous aime sans mensonge, et qui nous souhaite tout bien. Pour enlever toute excuse à qui refuse la grâce, ayant posé sur notre prière la promesse de la toute-puissance : «Demandez, et vous recevrez »; il a voulu prier lui-même pour nous attirer là où il est, pour régler sur le sien notre amour.
LÉvangéliste nous dit quau fort dune longue oraison, la sueur de sang sortit de son corps et coula sur la terre. Placez ce spectacle devant vos yeux : regardez lexemplaire de loraison, et souvenez-vous quil priait, non pour lui, mais pour vous : « Père, sil est possible, que ce calice séloigne de moi. Cependant que votre volonté soit faite, et non la mienne. » Voyez et imitez la soumission de cette prière.
Il a prié quand il a dit : « Père, je remets mon esprit entre vos mains.» (268) En un mot, son oraison dura autant que sa vie, qui fut prière, science, et révélation.
Pensez-vous que le Christ ait prié en vain? Pourquoi négligez-vous la chose sans laquelle tout est impossible? Puisque Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme, a prié pour vous donner lexemple, si vous voulez quelque chose de lui, priez, priez, priez, sinon rien. Si le vrai Dieu na voulu recevoir quen demandant humblement, vous, misérable créature, recevrez-vous sans demander et sans demander à genoux? Ainsi, priez.
Vous savez, cher enfant, que sans lumière et sans grâce le salut nest pas possible. La lumière divine est le principe, le milieu,, et le centre de toute perfection.
Voulez-vous commencer la route? priez. Voulez-vous grandir? priez. Voulez-vous la montagne? priez. La perfection? priez. Voulez-vous monter plus haut que la lumière? priez. Voulez-vous la foi ? priez. Lespérance? priez. La Charité? priez. Lamour de la pauvreté? priez. Lobéissance? priez. La chasteté? priez. Une vertu quelconque? priez. Vous prierez de cette façon, si vous lisez le livre de vie, la vie de Jésus-Christ, qui fut pauvreté, douleur, opprobre et obéissance. Après les premiers pas et ceux qui les suivront, les (269) tribulations de la chair, du monde et du démon vous attaqueront. La persécution sera peut-être horrible. Voulez-vous la victoire? priez.
Quand lâme veut prier, il lui faut conquérir la pureté pour elle et pour le corps. Il faut quelle approfondisse ses intentions, bonnes on mauvaises, quelle descende au fond de ses prières, de ses jeûnes et de ses larmes pour les scruter dans leurs secrets ; quelle interroge ses bonnes oeuvres ; quelle considère ses négligences dans le service de Dieu, ses irrévérences et ses absences. Quelle entre dans la contemplation profonde, attentive et humiliée de ses misères, quelle confesse son péché, quelle le reconnaisse ; quelle sabîme dans le repentir. Dans cette confession, dans ce brisement, elle trouvera la pureté. O mes enfants, allez à la prière comme le publicain, et non pas comme le pharisien.
Voulez-vous recevoir le Saint-Esprit? priez. Les apôtres priaient quand il est descendu.
Priez et gardez-vous, et ne donnez pas prise à lennemi, qui est toujours en observation. Vous ouvrez la place à lennemi, dès épie vous cessez de prier. Plus vous serez tenté, plus il faut persévérer dans la prière. La tentation vient quelquefois à raison même de la prière, tant les démons désirent lempêcher. Ne vous en (270) souciez que pour redoubler ! Cest elle qui délivre, cest elle qui illumine, nest elle qui purifie, cest elle qui unit à Dieu. Loraison est la manifestation de Dieu et de lhomme. Cette manifestation est lhumilité parfaite, qui réside dans la connaissance de Dieu et de soi. Lhumilité profonde est la source doù sort la grâce divine pour se verser dans lâme où elle veut entrer et grandir. Suivez cet enchaînement. Plus la grâce creuse labîme de lhumilité, plus elle grandit elle-même, sélançant du fond de cet abîme, dautant plus haute quil est plus profond: plus la grâce grandit, plus lâme creuse labîme de lhumilité, et elle sy couche comme dans un lit, et elle senfonce dans loraison, et la lumière divine grandit dans lâme, et la grâce creuse labîme, et la hauteur et la profondeur senfantent lune lautre.
Tels sont les fruits du livre de vie.
Connaître le tout de Dieu et le rien de lhomme, telle est la perfection. Je viens de dire la route qui y mène. Repoussez donc, cher fils, toute paresse et négligence.
Jai encore un conseil à vous donner. Si la grâce de la ferveur sensible vous est soustraite, soyez aussi assidu à la prière et à laction quaux jours des grandes ardeurs. Vos prières, vos soins, vos travaux, vos oeuvres sont très (271) agréables au Seigneur, quand son amour vous embrase. Mais le sacrifice le plus parfait et le plus agréable à ses yeux, cest de suivre la même route avec sa grâce, quand cette grâce nembrase plus. Si la grâce divine vous pousse à la prière et à lacte, suivez-la, tant que vous avez le feu. Mais si par votre faute, car cest ainsi que les soustractions damour arrivent le plus souvent; si, par votre faute, ou par quelque dessein plus grand de la miséricorde éternelle qui vous prépare à quelque chose de sublime, lardeur sensible vous est un moment retirée, insistez dans la prière, dans la surveillance, insistez dans la charité ; et si la tribulation, si la tentation surviennent avec leur force purificatrice, continuez, continuez, ne vous relâchez pas ; résistez, combattez, triomphez, à force dimportunité et de violence : Dieu vous rendra lardeur de sa flamme ; faites votre affaire, il fera la sienne. La prière violente quon arrache de ses entrailles en les déchirant, est très puissante auprès de Dieu. Persévérez dans la prière et si vous commencez à sentir Dieu plus pleinement que jamais, parce que votre bouche vient dêtre préparée pour une saveur divine, faites le vide, faites le vide ; laissez-lui toute la place : car une grande lumière va vous être donnée pour vous voir et pour le voir. (272)
Ne vous livrez à personne avant davoir appris à vous séparer de tout le monde.
Surveillez vos ardeurs, éprouvez lesprit qui vous les donne. Prenez garde de vous abandonner à celui qui fait les ruines. Examinez doù part le feu, où il vous mène, où il vous mènera. Comparez vos inspirations au livre de vie ; suivez-les tant quil les autorise, non pas plus loin.
Défiez-vous des personnes à lair dévot qui nont à la bouche que paroles mielleuses. Promptes à mettre en avant les communications divines dont elles sont favorisées, elles vous tendent un piège pour vous attirer à elles, et lesprit de malice est là.
Défiez-vous, oh ! défiez-vous des apparences de la sainteté ; défiez-vous, défiez-vous des étalages de bonnes oeuvres. Prenez garde quon ne vous entraîne dans la voie indigne des apparences. Regardez, regardez encore ; éprouvez toutes choses, comparez au livre de vie, et ne marchez que quand il le permet.
Défiez-vous de ceux qui prétendent avoir lesprit de liberté, mais dont la vie est la contradiction vivante du christianisme. Fondateur de la loi, Jésus-Christ sest soumis à elle. Libre, il sest fait serviteur : ses disciples ne doivent pas chercher la liberté dans la licence qui brise la loi divine. (273)
Cette illusion est fréquente. Soyez docile à la loi, aux préceptes, et ne méprisez pas les conseils. Il y a de grands chrétiens qui font un cercle autour deux, et un ordre sublime est inscrit dans ce cercle. Cet ordre vient du Saint-Esprit, qui les fait vivre; qui les conduit par la main. Il ne sagit pas pour eux de savoir si cette chose est permise ou défendue. Il y a telle chose permise en elle-même dont le Saint-Esprit les écarte, parce quelle nest pas comprise dans lordre immense inscrit dans le cercle. (274)
SOIXANTE-TROISIÈME CHAPITRE
LHUMILITÉ
Vaine est la prière sans lhumilité ; après la prière, lhumilité est le premier besoin de lhomme. Enfants bénis du Seigneur, regardez dans le Christ crucifié le type de lhumilité, et que la forme de toute perfection se grave en vous. Voyez sa route, voyez sa doctrine; elle nest pas appuyée sur de vaines paroles, mais fondée sur des oeuvres et confirmée par des miracles. De toute la force de votre âme suivez Celui qui, étant dans le sein du Père, sest anéanti, a pris le rôle de serviteur, sest humilié jusquà la mort, et a obéi jusquà la croix.
Il a posé en lui le type suprême et lhumilité ; cest là quil a mis son coeur, et il nous a demandé dattacher sur lui nos regards, quand il a dit : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur.»
O mes enfants, regardez, voyez limportance, la nécessité de cette chose, voyez sa racine, (275) voyez ses fondements. Par une profonde et savoureuse contemplation, descendez dans cet abîme, et jetez vos regards vers cette sublimité. Ecoutez bien. Il ne dit pas : « Apprenez lhumilité des apôtres ; apprenez-la des anges. » Non. Il dit : «Apprenez-la de moi. Ma majesté seule est assez haute pour que mon humilité soit au fond de labîme.»
Il ne dit pas : « Apprenez de moi à jeûner », malgré lexemple des quarante jours et des quarante nuits. Il ne dit pas : « Apprenez de moi le mépris du monde ; apprenez de moi la pauvreté s, quoiquil ait fait et conseillé ces choses. Il ne dit pas ; « Apprenez de moi comment jai créé le ciel. » Il ne dit pas : « Apprenez de moi à faire des miracles », quoiquil en ait fait par sa puissance propre, et quil ait ordonné aux disciples den faire en son nom. Il ne dit jamais : « Apprenez ceci de moi. Il ne le dit que dans une occasion : « Apprenez lhumilité. » En dautres termes : « Si je ne suis pas en fait et en vérité le type de lhumilité, regardez-moi comme un menteur. » Et il revient sur ce sujet dune manière étonnante, pour forcer notre attention. Après avoir lavé de ses mains, de ses mains à lui, les pieds de ses disciples «Savez-vous, dit-il, ce que je viens de faire? Si moi, Maître et Seigneur, jai lavé vos pieds, (276) faites suivant ce modèle : jai donné lexemple pour quil soit suivi. Je vous le dis en vérité, le serviteur nest pas plus grand que le maître. Vous serez bienheureux si, sachant ces choses, vous les accomplissez. »
En vérité, en vérité, le Sauveur du monde a posé la douceur et lhumilité à la base des vertus. Abstinence, jeûne, austérité, pauvreté intérieure ou extérieure, bonnes oeuvres, miracles, tout nest rien sans lhumilité du coeur. Mais toutes ces choses reprendront vie et recevront bénédiction, si lhumilité les soutient lhumilité du coeur est la force génératrice des vertus, La tige et les branches ne procèdent que de la racine. Parce que son prix est infini, parce quelle est le fondement sur lequel sélève toute perfection spirituelle, le Seigneur na voulu confier quà lui-même le soin de nous dire : «Soyez humbles. » Et la Vierge Marie, parce que lhumilité est la gardienne universelle, la Vierge Marie, comme si elle eût oublié toutes les autres vertus de son âme et de son corps, na admiré quune chose en elle-même, et na donné quune raison à lincarnation du Fils de Dieu en elle :
«Parce quil a regardé lhumilité de sa servante.»
Cest pour cela, et non pas pour autre chose, (277) que sest élevé le cri des générations qui lont proclamée bienheureuse.
O mes fils, cest dans la même humilité quil faut prendre substance et racine, comme des membres unis à la tête, par une union naturelle et vraie, si vous désirez le repos de vos âmes. O mes enfants, où trouver le repos et la paix, sinon dans Celui qui est le repos et la paix substantiels? La condition de la paix est lhumilité. Sans lhumilité, toute vertu, toute course vers Dieu, est vraiment un néant. Cette humilité du coeur, que Dieu vous demande et vous enseigne, est une lumière merveilleuse et éclatante qui ouvre les yeux de lâme sur le néant de lhomme et limmensité de Dieu. Plus vous connaîtrez sa bonté immense, plus vous connaîtrez votre néant. Plus vous verrez votre néant et votre dénuement propre, plus sélèvera dans votre âme la louange de l Ineffable; lhumilité contemple la bonté divine, elle fait couler de Dieu les grâces qui font fleurir les vertus.
La première dentre elles est lamour de Dieu et du prochain, et cest la lumière de lhumilité qui donne naissance à lamour. Lâme voyant son néant, et Dieu penché sur ce néant, et les entrailles de Dieu étreignant ce néant, lâme senflamme, se transforme et adore. Lâme (278) transformée aime toute créature comme Dieu aime toute créature ; car dans toute créature cest Dieu quelle voit, cest le nom de Dieu quelle lit. Aussi elle partage les joies et les douleurs du prochain. Les fautes des hommes nenflent pas lâme et ne linclinent pas vers le mépris ; car la lumière qui léclaire lui montre quelle est aussi coupable ou plus coupable. Si elle est innocente, elle sait quelle ne lest pas par elle-même, quelle a été tenue par la main, fortifiée, que la tentation a été diminuée ; et, au lieu de lenfler, les fautes des autres hommes laident à rentrer dans son propre abîme, et là, voyant ses défauts à la clarté de labîme, elle voit quelle serait tombée avant tout autre dans le précipice, sans la main qui la tenait. Elle sent aussi les maux que le prochain souffre dans son corps, et compatit comme lApôtre : « Qui est malade, disait-il, sans que je le sois aussi? »
Comme la Charité, la Foi, lEspérance et toutes les vertus, selon leur nature propre et leurs propriétés particulières, reposent sur lhumilité : il serait trop long dexpliquer en détail toutes ces filiations. Lhomme qui voit la faiblesse de sa pensée, et comment le vide de Dieu est à chaque instant dans son esprit, croit ce que la foi enseigne. Lhomme, voyant quil ne (279) peut rien par lui ni par personne, place en Dieu toute son espérance. Mais lexpérience vous parlera plus haut que moi. Je nai quun mot à vous dire : tenez-vous sur la base des choses, debout, immobiles, fermes, fixes. Celui qui est fondé en humilité a sa conversation avec les anges, très douce, très pure et pacifique Lhomme humble a une action singulière sur le coeur des hommes, sur le coeur des élus. Il est posé devant eux comme une lumière, et sa douceur les tourne comme elle veut. Parce quil est pacifié par la pacification interne, nul malheur ne le trouble, et il dit avec lApôtre : « Qui pourra me séparer de la charité de Jésus? » O mes enfants, cherchez, cherchez jusquà ce que vous ayez trouvé le fondement sans lequel toute édification est une ruine. Gardez-vous de la route qui naboutit pas. Je vois la nécessité de cette nécessité, parce que sans lhumilité je vois de mes yeux ouverts le néant des vertus. Accomplissez le désir de léternel Roi, de Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui vous supplie, en vous serrant, daccepter de lui lhumilité. Approfondissez la profondeur ; creusez le néant dans votre abîme. Accomplissez le désir de léternelle Vérité, de léternelle Sagesse, qui a caché lhumilité aux sages du siècle comme on cache un trésor, mais qui la relevée et livrée aux enfants. (280)
Je désire, je désire, jai faim et soif, mes enfants ; jai faim et soif que vous vous abîmiez dans labîme, que vous vous engloutissiez dans la profondeur de votre néant et dans la hauteur de limmensité divine. Si cela est, si vous êtes solides sur la base, vos lèvres et vos âmes ne seront plus promptes aux querelles. Semblables au Crucifié, vous serez comme des sourds qui nentendent pas, comme des muets qui ne peuvent plus remuer les lèvres. Vous serez les membres véridiques, les membres authentiques du Seigneur, du Dieu de gloire. Lisez lEcriture, vous verrez sil a jamais eu la moindre complaisance pour les misérables vanités, pour les rivalités qui sagitaient autour de lui.
Nul ne sait jusquoù va la bienfaisance de cette humilité, qui remplit delle-même les âmes pacifiques, les vases délection où Dieu se complaît ; car la profondeur de leur paix intérieure arme les humbles contre le dehors. Sils entendent linjure les attaquer ou attaquer la vérité, ils ne peuvent se justifier que brièvement et sans emphase. La calomnie les trouve plutôt prêts à avouer leur ignorance et à se retirer, quà entrer en discussion ils nont pas cette complaisance.
Quand je cherche la source du silence, je ne la trouve que dans le double abîme, où (281) l Immensité divine est en tête à tête avec le néant de lhomme. Et la lumière du double abîme, cette lumière, cest lhumilité.
Humilité, lumière, silence, quelle route mène à vous, sinon la route indiquée? Cest la prière qui vous trouve, prière ardente, pure, continuelle, prière fille des entrailles. Cest aussi le livre de vie, cest la croix qui, en nous montrant nos crimes, nous ouvre les portes de lhumilité. O chers enfants de mon âme, je vous le demande, et je me le demande à moi-même : soyons unis dans la même sagesse, bien loin, bien loin de toute discorde. Oh cette paix, cette paix, cette paix qui fait lunité entre les frères ennemis, je vous la souhaite ardemment. La force que donne cette paix, cest lesprit denfance. Quand vous le posséderez, au lieu, de vous laisser enfler par la science ou par le sens naturel, des péchés dautrui vos regards tomberont sur vos péchés, et si vous querellez quelquun, ce quelquun ce sera vous. Lesprit denfance ignore les questions de préséance ; il ignore la lourdeur, la pesanteur de lhomme qui dispute.
Je désire, ô mes enfants, que votre vie, même dans le silence, soit un miroir où les adversaires de la vérité contemplent son image dans lesprit denfance, dans lesprit de zèle, dans (282) lesprit «le compassion discrète. O mes enfants, si japprenais que vous navez quun coeur et quune âme, et que lesprit denfance est descendu sur vous, je seraistranquille sur votre vie et tranquille sur votre mort; car je vois dans la lumière vraie que sans unité vous ne pouvez pas plaire à Dieu. O mes enfants, pardonnez-moi mon orgueil ; cest donc moi qui ose engager les autres à être humbles ! Cest votre désir et votre amour qui mont contrainte à parler. (283)
SOIXANTE-QUATRIÈME CHAPITRE
LA CHARITÉ
Lamour est la première des vertus. Sans lui la prière ne vaut rien ; sans lui elle est une pure vanité que Dieu rejette, et toute vertu est sans fruit sur linutilité de la prière destituée damour, lisez le livre de vie, écoutez Jésus-Christ : « Si au moment de déposer votre présent sur lautel, etc. » Le don de loraison ne vaut rien, sil nest offert dans le lien de la charité. Et dans lOraison dominicale « Pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons, etc. »
Il vous sera pardonné comme vous aurez pardonné. Posez-vous donc dans létat de la plus intime, de la plus unitive charité.
Sachez, mes enfants, que lamour est le centre où est contenu tout bien, et le centre où est contenu tout mal. Il ny a rien sur la terre, ni chose, ni homme, ni démon, qui soit redoutable comme lamour, parce quaucune (284) puissance ne pénètre, comme celle-là lâme, la pensée, le coeur ; et si cette force nest pas réglée, lâme se précipite, comme quelque chose de léger, dans tous les pièges, et son amour est sa ruine. Je ne parle pas seulement de lamour absolument mauvais, dont linfernal danger néchappe à personne, et que lévidence elle-même nous dit déviter. Je parle de lamour de Dieu et de lamour du prochain. Lamour de Dieu mest par-dessus tout suspect. Sil nest armé de discernement, il va à la mort ou à lillusion ; sil nest discret, il court à une catastrophe : ce qui commence sans ordre ne peut aboutir à rien. Beaucoup se croient dans lamour, qui sont dans la haine de Dieu et dans lamitié de ses ennemis. Celui qui aime Dieu uniquement pour être préservé de telle ou telle douleur accidentelle nest pas dans un ordre parfait ; car il aime lui dabord, et Dieu ensuite, qui cependant doit être aimé avant tout et pour lui-même. Il sest fait un Dieu dé lui-même, et naime Dieu quen vue de lui. Celui qui aime ainsi, aime les choses à cause de lui-même, ne cherchant en elles que le plaisir de son corps, dont il a fait un Dieu. Il aime ses parents, sils rapportent honneur et profit ; il aime dans les saints, non la sainteté, mais le secours quil en espère pour lui-même; il aime (285) les aptitudes qui peuvent faire briller devant quelquun ses qualités extérieures ; il aime la science pour la parade ; il veut raisonner, et non pas aimer; il veut reprendre avec orgueil, afin de passer pour quelque chose.
Il y en a dautres qui croient aimer Dieu, et qui laiment dun amour infime et imparfait. Ils laiment parce quil dispose du pardon et du paradis, mais ils ne se soucient pas de lui-même ; ils laiment uniquement pour quil les garde du péché et de lenfer. Dautres laiment pour avoir des consolations et des douceurs spirituelles ; dautres, pour être aimés de lui dautres désirent la sainteté de leurs parents et de leur amis à cause de lhonneur qui rejaillit sur eux ; dautres, parmi les lettrés, aiment Dieu pour recevoir le sens, la science et lintelligence de lEcriture ; parmi les illettrés, pour savoir parler des choses de lesprit ; mais ils ne songent ni à la gloire de Dieu ni à leur salut. Ils veulent quon les aime et quon les considère ; ils aiment la spiritualité afin de prendre place parmi, ses héros, et de gagner le coeur de ses amis ; ils ne songent quau profit et à la réputation ; ils aiment lobéissance, la pauvreté, la patience, lhumilité extérieure et toutes les vertus, afin de dépasser les autres, afin dêtre les premiers ; ils ressemblent à (286) Lucifer, qui fit tout ce quil fit pour avoir la première place. Dautres, afin détendre partout la réputation de leur sainteté, admirent la sainteté de toutes les âmes, saintes ou non, afin de paraître charitables envers tous, et absolument incapables dun jugement téméraire.
Il y en a qui aiment lami dévot ou lamie dévote dun amour spirituel, parfait et divin; mais cet amour tombe dans lexcès et dans le défaut sil nest armé dune profonde discrétion. Il devient charnel, inutile et nuisible ; il perd son temps en conversations vaines ; les coeurs sont collés lun contre lautre, et la sagesse nest pas entre eux. Cet amour augmente, il se procure ce quil veut la présence de la personne aimée. Loin delle il languit ; près delle il augmente par une transformation dangereuse et une conformité de goûts qui na pas sa source dans la vérité. Contre cet amour, lâme na pas darme : il grandit jusquau désordre. Si lapersonne aimée est blessée de la même flèche, le danger augmente. Ici commence léchange des secrets. On sentretient continuellement de son amour; on se dit lun à lautre : «Personne au monde ne mest aussi cher ; je te porte dans mon coeur. » Ils parlent ainsi pour donner un
corps à leurs sentiments ; car ils veulent les palper. Ces deux âmes sappellent lune lautre; (287) elles se désirent dans lintérêt de leur dévotion et de lavancement spirituel quelles croient rencontrer dans leur union. Si quelque tentation naît de leur tendresse, la raison intervient et contredit ; car elle nest pas encore suffoquée par lamour.
Mais voici que la tendresse augmente un nuage passe sur la raison, une infirmité passe sur lesprit. Alors arrive lattouchement. On ny voit aucun danger. Que peut-il faire à lâme? On se donne des permissions qui entraînent une déchéance intérieure, et la perfection souffre, la raison décline : lamour la serre à la gorge, et lâme, comptant pour rien ce qui nest pas dangereux, lâme se dit : « Allons toujours, je nai pas de mauvaise intention ; il ny a pas grand mal dans tout cela. » Le nombre des choses permises va toujours en augmentant. Bientôt les deux volontés nen font plus quune et la raison na plus la force délever la voix. Chacun suit lautre, là où il va Comme le désordre est intervenu, si une proposition mauvaise est faite, celui qui la reçoit na plus la force de dire : Non; et si la proposition ne lui est pas faite, cest lui qui la fait ; car il sent quelle est attendue, quelle va plaire: lâme est arrachée à la prière, à laustérité, arrachée à son antique désert, arrachée à lantique (288) habitude dêtre forte sur elle-même, et lamour, qui était divin, devient une passion entre deux misérables. Il augmente toujours ; tout à lheure la présence et la parole de la personne aimée suffisaient, à présent elles ,ne suffisent plus. Voici que lune des deux victimes de cet amour toujours croissant veut absolument savoir si lautre est blessée au même degré quelle-même et par la même flèche. Elle cherche à en faire lépreuve, et si elle le peut, le danger devient énorme pour les deux personnes. Quand le doute a disparu, quand chacune des deux passions est parfaitement sûre dêtre partagée, la présence et la parole ne leur donnant plus la satisfaction réclamée, les deux créatures tombent dans loisiveté, et de là dans toute dépravation.
Voilà pourquoi lamour mest suspect pardessus tout. Il contient tout mal. Donc prenez garde au serpent.
Je suspecte lamour de Dieu, je suspecte lamour du prochain, car ce qui était bon peut devenir mauvais. Lamour de Dieu devient mauvais sans larmure du discernement. Larmure est donnée à lhomme dans lacte sublime de la transformation. Or la transformation de lâme en Dieu a trois modes daccomplissement. (289)
La première transformation unit lâme à la volonté de Dieu, la seconde lunit avec Dieu, la troisième en Dieu et Dieu en elle.
La première transformation est une imitation de Jésus crucifié, car la croix est une manifestation de la volonté divine.
La seconde transformation unit lâme avec Dieu. Son amour nest plus seulement alors un acte de sa volonté ; car la source est ouverte, la source des sentiments immenses, la source des immenses délices; cependant il y a encore place ici pour la parole et la pensée.
La troisième transformation fond tellement lâme en Dieu et Dieu en elle, quà la hauteur immense où le mystère saccomplit, les paroles, meurent avec les pensées : celui-là sait ces choses qui les sent.
La première transformation, quoiquelle contienne la loi de lamour, est insuffisante et laisse place à lillusion.
La seconde transformation, si elle saccomplit bien, assure à lamour sa vraie direction.
La troisième transformation habite les sommets où réside le gouvernement de lamour.
La seconde et la troisième sont les dons de la grâce. La seconde, dans le domaine de limperfection, la troisième, dans le domaine de la perfection, peuvent sappeler la sagesse. Cest (290) elle qui enseigne à lâme le gouvernement de lamour. Cest elle qui règle dans lâme les mouvements du feu divin, lui assurant la durée, la persévérance et le secret. Elle interdit au visage et au corps toute indiscrétion dans la tenue et dans le geste. Cest elle qui enseigne à lamour du prochain la maturité, réglant les lois, la mesure et les heures de la condescendance. Cest lunion divine qui fournit la sagesse, la maturité, la gravité, la discrétion savoureuse, et cette lumière révélatrice qui protège lamour contre la précipitation et lillusion.
Si vous ne vous sentez pas en vous linfusion de cette sagesse, défiez-vous de vos entrailles au moment où elles vous emportent vers un ami, ou vers une amie ; la bonne intention qui vous a unis pour la prière, en vue de Dieu, nest pas une garantie pour tous les périls.
Celui-là seul peut sunir sans crainte qui a conquis la science et la puissance de se séparer de tout, à linstant, sil le veut.
Pour comprendre les lois de la sagesse appliquées au gouvernement de lamour, il faut connaître les différentes propriétés de celui-ci.
Au commencement de lamour, lâme subit un attendrissement, puis une faiblesse, ensuite la force.
Quand lâme commence à sentir le feu divin, (291) il sélève de son fond une clameur et une rumeur. Cest à peu près ce qui arrive aux pierres dans la fournaise, quand on veut les réduire en chaux. Au premier contact du feu, elles crient ; mais quand la réduction est opérée, elles sapaisent et se taisent. Ainsi lâme cherche au commencement les consolations divines ; à leur défaut, lâme sattendrit, crie contre Dieu, et se lamente : « Pourquoi me traitez-vous ainsi? Oh! pourquoi cette langueur? etc. Laudace de lâme naît dune sécurité secrète quelle tire du Dieu quelle accuse.
Dans cet état les consolations la contentent. Dieu porte à lâme un amour qui ressemble, à un amour créé ; il lui prodigue, avec ses caresses, détonnantes et ineffables consolations que lâme ne doit pas demander avec importunité. Ne les méprisez pas, si Dieu les donne; car elles sont votre nourriture, elles vous excitent à le poursuivre, et écartent de vous lennui. Cest par elles, que lâme est portée vers la transformation, vers la recherche incessante du Bien-Aimé ; quelquefois aussi lamour croît pas leur absence, et commence à chercher le Bien-Aimé lui-même Si elle ne la pas, elle sent sa faiblesse, et ne se contentant plus des consolations, elle cherche la substance de Celui qui les donne, et plus elle sabîme dans les joies qui (292) viennent de lui, plus elle languit et gémit dans son amour croissant, parce que ce quil lui faut, cest la présence de Dieu lui-même.
Mais quand lâme unie à Dieu est établie sur la vérité, qui est son siège, on nentend plus ni cris, ni plaintes, ni attendrissement, ni affaiblissement. Lâme se sentant indigne de tout bien et de tout don, et digne dun enfer plus affreux que celui qui existe, est établie dans une maturité, dans une sagesse admirable, dans lordre, dans la solidité, dans une force qui affronterait la mort par la vertu de lamour, et elle possède dans toute la plénitude dont elle est capable.
Cest Dieu lui-même alors qui grandit lâme, pour la rendre capable de ce quil veut poser en elle.
Et elle voit que Dieu seul est, et que tout nest rien, excepté en lui et par lui.
Alors, par comparaison, elle regarde comme rien les magnificences quelle a dépassées, et toute créature, et la mort, et la faiblesse, et lhonneur, et le blâme, et dans lénormité de sa paix suprême, perdant les désirs tels quelle les avait, et son action propre, celle quelle exerçait, elle se tient fondue en Dieu.
Et alors elle voit si profondément, dans la lumière divine, la majesté de lordre, que rien (293) ne la trouble plus, pas même labsence de Dieu.
Et, à force dêtre conforme à lui, elle ne le cherche plus sil sabsente ; mais, contente de; lui, elle remet entre ses mains lordre universel. Mais à linstant où cesse la vision, qui nest pas habituellement continuelle, un désir de feu surgit au fond de lâme, et ce feu la pousse à faire sans peine les oeuvres de pénitence, avec une puissance quelle ne se connaissait pas car cet état est plus sublime que tout ce quelle, a vu. Cet amour de feu est parfait, et pousse lâme à limitation de Jésus crucifié, qui est la perfection de la perfection. Sa Passion a duré autant que sa vie. Elles ont commencé, continué et fini ensemble. Il fut toujours sur la croix de douleur, de pauvreté, de mépris, dobéissance et de pénitence. Et, parce que lamour, veut ressembler et plaire, celui qui aime lHomme-Dieu Jésus-Christ veut lui ressembler et lui plaire, et sassimiler sa vie.
Plus la perfection grandit, plus lâme veut suivre ses exemples et ses préceptes, et éviter entre elle et lui tout désaccord. Et il faut continuer toujours, car lHomme-Dieu na jamais quitté la croix de la pénitence. Sa mesure doit être la vôtre : il vous demande toute votre vie. Quant à la grandeur de votre pénitence, cest la direction qui doit la déterminer. La (294) transformation de lâme en volonté divine ne se prouve pas par des paroles, mais par des actes et ressemblances.
Mais quand lâme transformée en Dieu même habite dans son sein, quand elle a atteint lunion parfaite et la plénitude de la vision, alors elle se repose dans la paix qui passe tout sentiment. Puis quand lâme revient à elle-même, elle fait un nouvel effort pour opérer une nouvelle transformation qui la ramène à la volonté divine, et celle-ci à la vision.
Tant quelle est dans les actes de pénitence, dans le domaine crucifiant de la transformation volontaire, elle imite Jésus-Christ.
La vision dont jai parlé est la force qui dirige lamour de Dieu et du prochain. Cest là que lâme voit lêtre de Dieu, et comment toute créature tire son être de Celui qui est lEtre. Et elle voit que rien nexiste qui ne tire de lui son existence. Introduite dans la vision, lâme puise à la source vive une sagesse admirable, une science supérieure aux paroles, une gravité forte ; elle arrache à la vision son secret ; elle voit la perfection de tout ce qui vient de Dieu, et perd la faculté de contredire, parce quelle voit dans le miroir sans mensonge la sagesse qui créa. Elle voit que le mal vient de la créature, qui a détruit ce qui était bien. Cette vision (295) de lEssence très haute excite dans lâme un amour de correspondance, et lEssence nous invite à aimer tout ce qui tient delle lexistence, toute vérité, toute justice, toute créature raisonnable ou irraisonnable pour lamour delle-même ; lEssence nous pousse à aimer tout ce quelle aime, tout ce à quoi elle ordonne dêtre. Avant tout, les créatures raisonnables, et, parmi celles-ci, les bien-aimées de lEssence. Et quand elle voit lEssence sincliner par amour vers les créatures, lâme imite ce mouvement, sinclinant comme elle sincline, dans la même mesure et du même côté.
Les amis du Père portent un signe, cest quils suivent son Fils unique. Les yeux de leur âme sont tendus vers le Bien-Aimé ; ils sont en quête de leur transformation ; tout entiers et totalement ils veulent être fondus dans la volonté de Celui quils aiment, et cest le Fils unique du Père.
Quand lamour de lâme est une création de lEssence souveraine, quand il est né de cette contemplation, alors il sait monter vers lEssence doù il tire son origine. Il sait aussi descendre vers les créatures, respectant toutes les harmonies, sinclinant plus ou moins suivant le mouvement régulateur que fait lEssence pour sincliner. Dès lors il ne -peut plus passer (296) la mesure, et tout amour devient suspect à lâme, sil nest un don direct de Dieu. Quand lâme qui a vu lêtre de Dieu possède au degré suffisant lamour de correspondance, elle devient forte jusquà limmutabilité. Rien, pas même les visions dun autre genre ni les ravissements, rien ne lébranle. A défaut de la vision ineffable, une réflexion profonde qui pèse lêtre de Dieu, peut suffire et suffit pour purifier tout amour, et pour émousser toute pointe mauvaise.
Quant à la vision ineffable, outre lamour créé quelle produit dans lâme, parce quelle porte sur lIncréé, elle laisse couler dans lhomme un amour de même nature. Totalement absorbée par là vision, lâme ne sait comment répondre à Celui qui vient en elle. Mais cet amour illustre fait ses opérations.
Remarquez ceci: Au moment où la vision fut donnée à lâme, lâme opérait et se recueillait dans un immense désir pour approfondir son union. Mais ensuite cest lamour incréé qui agit dans lâme ; cest lui qui la pousse à se retirer de toute créature, pour augmenter lunion intime. Cest lamour incréé quil fait lui-même les opérations de lamour. Or le principe des opérations de cet amour est lillumination et le don dun désir nouveau. (297)
Cest un certain amour fort et nouveau, que lâme serait incapable de se donner. Or lamour incréé fait tout le bien qui se fait par nos mains. Sans lui, nous sommes capables de tout mal. Tout bien vient de lui. La véritable humilité consiste à voir en vérité quel est lopérateur du bien ; quiconque à cette vue possède lEsprit de vérité. Lamour de Dieu nest jamais oisif. Il pousse à suivre réellement la voie de. la croix. Cet amour offre la ,croix à lâme ; cest une pénitence, longue, grave, austère, mais sa mesure et sa forme doivent dépendre toujours de lharmonie universelle. Lordre a sa commodité, quil faut suivre en toutes choses. Cet amour véritable arrête toute espèce de désordre dans lattitude, dans le boire, dans le manger. Il exclut la vivacité vaine ; au lieu de résister à lordre, il se fait un ordre là où il nen trouve pas.
Et quand lamour, pendant toute la vie de lhomme, et dans la mesure de ce quil faut, aura porté les fruits de larbre de la croix, les fruits de pénitence dans laustérité, cest alors quil commencera à comprendre quil est un serviteur inutile, un serviteur mauvais. Il verra deux parts : en Dieu tout amour, en lui toute haine, et cette vue lintroduira dans une pénitence à laquelle il ne voudra pas que le corps (298) reste étranger. Que la pénitence soit légère, ou non, cest lamour incréé qui la fait, et il la diversifie immensément suivant les besoins de
chaque âme. Que la pénitence et la pensée de la pénitence ne soit jamais un poids pour vous
car cest Dieu qui opère. Pour provoquer votre volonté et obtenir votre consentement, Jésus-Christ a donné lexemple.
Ceux qui sont élevés à la vision de lEssence incréée sabîment dans ce repos immense, et, ayant puisé le feu à la source, sont poussés par lui vers de plus grandes entreprises ; car leur flamme est renouvelée.
Ceux qui nont pas lesprit de vérité, sattribuant la gloire à eux-mêmes, deviennent des idolâtres qui adorent leurs bonnes oeuvres.
Ils changent en idoles les dons de Dieu, leur lumière devient leur idole, leur science devient leur idole ; ils changent en idole jusquà leur prudence, qui leur était donnée pour discerner. Car tout bien vient de lamour, de lamour incréé, qui brûle éternellement, et ne séteint jamais au fond de lui-même.
Quà Lui soit honneur et gloire dans les siècles des siècles. Amen
SOIXANTE-CINQUIÈME CHAPITRE
LES VOIES DE LAMOUR
La route qui mène à cet amour est la lecture du livre de vie, et il ny en a pas dautre. O mes enfants chéris, que notre amour soit parfait ! Que notre transformation soit entière ! car il est tout amour, cet Homme-Dieu, ce Dieu incréé, ce Dieu incarné ; il nous aime tout entier, il veut que tout entier nous laimions. Il veut que Lui, et nous par lamour, nous fassions un. Jappelle enfants de lEsprit ceux qui, par la grâce de la charité, vivent en Dieu, dans la perfection de lamour transformé. Nous sommes tous fils de Dieu par la création, mais ceux-la sont les vases de lélection et les fils de lEsprit, en qui Dieu a posé son amour, et dans lesquels il se repose, attiré par sa propre ressemblance. Cest sa grâce et son amour qui a formé son image dans lâme. Jappelle parfait celui qui a transformé sa vie en la ressemblance de lHomme-Dieu. (300)
Or, sachez que Dieu, noble par nature, nous demande notre coeur tout entier et non la moitié de notre coeur; il ie veut sans intermédiaire, sans partage, saris contestation. On dirait que Dieu fait la cour à lâme humaine. Si elle se donne toute, il prend tout ; si elle se donne à moitié, il la reçoit à moitié ; mais cest la première de ces deux choses qui fait sa joie car lamour parfait est un amour jaloux. LÉpoux, dans son amour, ne peut souffrir chez lÉpouse lombre dun partage, ni en public, ni en secret. Or, notre Dieu est un Dieu jaloux. Je sais, du reste, je sais parfaitement que sil existait un homme qui eût goûté lamour de Jésus crucifié, de Jésus souverain bien, cet homme-là ne sarracherait pas seulement aux créatures, il sarracherait à lui-même pour se donner plus absolument, et que toutes les puissances nen feraient plus quune pour le transformer tout entier en Celui qui est notre Sauveur et notre amour, Jésus-Christ, Jésus-Christ!
Si lâme veut se dégager et sélever vers la perfection de lamour qui se donne tout entier, qui se consacre non pas seulement en vue de la récompense temporelle ou éternelle, mais aussi en vue de lêtre de Dieu, qui est la Bonté par essence, la Bonté digne de lamour; lâme, dis-je, doit marcher dans la voie droite, (301) marcher dans la voie de lordre, avec les pieds brûlants de lamour.
Le premier pas quelle doit faire dans cette voie, cest de connaître Dieu en vérité, non pas par la surface, par le dehors, par la science des livres. Il faut connaître profondément. Car lhomme aime, comme lhomme connaît. Si notre connaissance est bornée, vague, superficielle, si nous pensons à Dieu, comme quelquun qui sacquitte de sa fonction, notre amour sera misérable. Relisez ce que jai déjà dit sur ce sujet.
Mais lamour a des propriétés et des signes qui permettent de le reconnaître.
Première propriété. Lamour transforme lun en lautre, quant à la volonté.
Or, la volonté du Christ est, ce me semble, la vie dont il a donné lexemple, vie pleine de pauvreté, de mépris, dobéissance et de douleur ; lexercice de ces choses est un rempart contre le mal et contre la tentation.
Seconde propriété. Lamour transforme lun dans lautre, quant aux qualités constitutives de lEtre. Je nen citerai que trois : Lamour sincline vers les créatures, suivant les lois de luniverselle harmonie. Lamour est humble et doux. Lamour est immuable. Plus lâme est voisine de Dieu, plus elle est inaccessible au changement. La honte consiste à être ébranlé (302) par quelque chose de petit; cest là que nous sentons notre misère.
La troisième qualité de lamour est la transformation parfaite de lâme en Dieu. Alors elle est inaccessible aux tentations ; car elle ne réside plus en elle, mais en Lui.
Quand nous revenons à notre misère, défions-nous de toute créature, défions-nous de nous-mêmes ; je vous en supplie, restez en possession de vos âmes, ne vous donnez à aucune créature ; mais gardez-vous pour Celui qui a dit «Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre coeur, de tout votre esprit, de toute votre âme et de toutes vos forces.»
Voici quelques-uns des signes de lamour. Dabord la soumission de la volonté.
Ensuite lexclusion absolue de toute amitié contraire ; fallût-il quitter père, trière, frère,
soeur, et tout ce qui ferait obstacle à la volonté de lamour.
Puis lamour porte en lui une force révélatrice des secrets qui oblige à montrer le fondde soi ; ce troisième signe me paraît capital. Il est le complément nécessaire des actes de lamour.
Enfin lamour possède un désir dassimilation qui fait chérir la pauvreté, si le Bien-Aimé est pauvre ; le mépris, sil est méprisé : lamour (303) veut partager les douleurs. Il ne semble pas quentre le riche et le pauvre, entre lhomme des douleurs et lhomme des délices, lamitié puisse ne rien laisser à désirer : la distance des conditions est en général un obstacle au partage de la vie.
Or, lamour nest pas seulement une force dassimilation, mais une force dunité qui fait partout des semblables.
Jésus-Christ, léternel amour, a réuni ces signes. Il sest soumis à la volonté de lhomme, et Lui, qui dun signe eût pu tout écraser, il a obéi jusquà la mort. Il a renoncé à sa mère et à sa chair, se livrant à la mort et les quittant sur la croix. Il nous a dit ses secrets : « Je ne vous appellerai plus mes serviteurs ; car le serviteur ne sait ce que fait son maître ; je vous ai appelés amis. » Il sest rendu semblable à lhomme, la faute exceptée. Il a été vraiment homme et vraiment mortel. Imitons-le pour ne pas faire injure à lamour de ses entrailles. Cherchons-le comme il nous a cherchés. Imitons-le comme il nous a imités. Si un seul homme faisait toutes les pénitences du monde réuni, ce serait trop peu pour reconnaître une seule goutte de la sueur du Christ, ou pour mériter la moindre des joies du paradis, ou pour expier le moindre des péchés mortels, ou pour offrir (304) seulement à Dieu la satisfaction de la créature. Aussi chacun devrait sefforcer de faire pénitence en secret, dans la mesure convenable, et de désirer ce quil ne peut pas faire, et même de faire pénitence -publiquement, pourvu que ce ne soit pas pour chercher les regards ; car sabstenir du bien par crainte dêtre vu, cest tiédeur et lâcheté. Le Maître a donné lexemple. Il a fait beaucoup de choses qui nont été ni écrites, ni connues ; mais il na pas négligé les actes publics par respect humain. Si la pénitence nous paraît dure, la patience ne pourrait-elle nous être agréable dans ces sortes dafflictions, qui de la part de Dieu, sont des signes damour? Ne pourrions-nous faire, de nécessité, vertu?
Ce que le Père a donné au Fils, souvent le Fils le donne aux siens. Dieu le Père a choisi pour son Fils la pauvreté et la dou,leur, langoisse du dedans, langoisse du dehors, une
amertume au-dessus des paroles et au-dessus des pensées. Cest pourquoi plusieurs reçoiventla tribulation non pas seulement avec patience, mais avec joie, comme un signe damitié et comme les arrhes dun héritage. Dans vos douleurs, contemplez celles du Fils de Dieu, et cette vue sera votre remède. La tribulation produit quelquefois dexcellents effets que nous (305)ignorons. Quelquefois elle tourne lhomme vers Dieu et le fait adhérer à lui. Quelquefois elle le fait grandir, semblable à la pluie qui féconde la terre. Quelquefois elle lui donne la force, la pureté et la paix. Ce genre de tribulation est précieux, sa valeur nous est inconnue, et je porte envie à ceux qui léprouvent. Si nous savions son prix, nous nous la disputerions : chacun arracherait à son voisin les moyens de se la procurer. Je souhaite que vous soyez toujours consolés sous le fardeau de cette vie par Celui qui est la lumière et la joie des affligés. Quà Lui soit la gloire dans les siècles des siècles. Amen
Connaissance de Dieu, connaissance de soi-même, voilà la perfection de lhomme. Cette double vue produit grâce sur grâce, lumière sur lumière, vision sur vision. Plus grandira votre connaissance de Dieu, plus grandira votre amour, et avec lui votre force daction. Votre pratique sera la preuve et la mesure de votre amour ; ordinairement lamour cherche la ressemblance du Bien-Aimé dans laction et la passion. Le Christ a supporté la pauvreté, le mépris et la douleur. Le choix de la sagesse révèle la valeur des choses. (306)
SOIXANTE-SIXIÈME CHAPITRE
LES DONS DE DIEU.
Voici quelques dons très doux qui indiquent chez celui qui les possède la plénitude et la perfection de lamour consommateur. Ils peuvent servir de mesure à lâme pour connaître le point où elle est arrivée dans la voie de la transformation.
Dabord lamour de la pauvreté, qui délivre lâme des attaches de la créature, de toute possession qui ne serait pas celle de Jésus-Christ, de toute espérance qui serait fondée sur un autre. Cet amour ne doit pas seulement vivre dans le cur, il doit se prouver par les actes.
Un autre don, cest le désir dêtre méprisé par toute créature, et de ne trouver de compassion nulle part, et de vivre dans le cur de Dieu seul, et de compter pour rien partout ailleurs.
Je ne pourrai citer encore le désir dêtre accablé et inondé dans son cur et dans son corps (307) de toutes les douleurs de Jésus et de Marie, et que toute créature vous les fasse subir sans relâche.
Celui qui na pas ces trois désirs ne possède pas la ressemblance bienheureuse du Christ, car ils lont accompagné, sa mère et lui, en tout temps et en tout acte.
Si vous possédez ces trois dons, le quatrième sera de vous en sentir indigne, dêtre persuadé que vous ne les avez pas par votre vertu propre, et plus vous les aurez, plus vous croirez quils vous manquent; car celui-là perd lamour, qui se déclare satisfait de ses dons.
Sachez donc que jamais vous nêtes arrivé; regardez-vous comme quelquun qui va commencer, qui na jusquici rien fait et rien reçu.
Puis par une méditation incessante, par une oraison savoureuse, vous chercherez ces choses dans lintérieur de Jésus-Christ, et vous crierez vers Dieu, lui demandant le manteau du nouvel Elie, et vous ne réclamerez que la transformation parfaite de vous en lui, et vous vous plongerez dans cette joie des joies, dans la joie de votre vie terrestre, et vous gravirez léchelle de la contemplation pour chercher la plénitude de Jésus, et vous y puiserez les surabondances infinies que sa vie extérieure na pas manifestées, Alors vous fuirez comme la peste tout ce (308) qui vous séparerait de votre amour. Toute affection charnelle ou spirituelle, toute chose hostile ou contraire que la terre vous présentera, vous fera le dégoût et lhorreur dun serpent sur lequel vous auriez posé le pied.
Enfin, vous ne jugerez personne, et vous ne vous soustrairez au jugement de personne, vous regardant, suivant la parole de lEvangile, comme la dernière des créatures et la plus indigne des dons de Dieu.
Ceux qui posséderont ces choses de la vie présente, dans le combat daujourdhui, ceux-là, posséderont Dieu dans la patrie. Ceux à qui Dieu donne pour les transformer en lui la croix de Jésus dans la vie présente, seront transformés plus tard en Dieu lui-même. Cest pourquoi lâme ne doit chercher en cette vie les consolations spirituelles que pour soutenir sa faiblesse et réchauffer sa froideur. (309)
SOIXANTE-SEPTIÈME CHAPITRE
LE TRÈS SAINT SACREMENT DE LAUTEL.
Parlons un moment du sacrement de lamour, parlons de lEucharistie.
Cest lui qui provoque dans lâme la prière ardente , cest lui qui réveille la vertu dimpétration, et la puissance darracher à Dieu. Cest lui qui creuse labîme de lhumilité ; cest lui qui allume les flammes de lamour. Jai non la pensée vague, mais la certitude absolue, que si une âme voyait et contemplait quelquune des splendeurs intimes du sacrement de lautel, elle prendrait feu, car elle verrait lamour divin. Ilme semble que ceux qui offrent le sacrifice, ou qui y prennent part, devraient méditer profondément sur la vérité profonde du mystère trois fois saint, quil ne faut pas marcher au pas de course dans cette contemplation, mais demeurer immobile, fixe, enfoncé, absorbé, abîmé. Quoique les mystères du sacrement soient absolument ineffables, je vais tâcher de présenter (310) sept considérations qui doivent être méditées en détail et une à une.
Ce mystère est absolument nouveau, absolument admirable, absolument supérieur à la raison. Il fut annoncé davance, comme nous le voyons dans lEcriture ; mais sil est ancien quant à la figure, il est nouveau quant à laccomplissement, quant à la réalité. Il est certain que par la vertu des paroles consécratrices, lHomme-Dieu changea le pain et le vin en son corps et en son sang ; il est certain que le prêtre son ministre, accomplit à lautel, en vertu du pouvoir quil a reçu, le même acte de puissance.
Quand il prononce sur le pain et le vin les paroles de la consécration, ces matières sont transubstantiées dans le vrai corps et le vrai sang de lHomme-Dieu. Il este la couleur du pain et du vin, leur saveur, leur apparence, leurs accidents ; mais ces accidents ne portent pas sur le corps de Jésus-Christ, ils portent sur eux-mêmes, la puissance divine leur ayant donné des ordres supérieurs à leur nature. La couleur est donc ici en elle-même, la saveur en elle-même, la blancheur en elle-même : chaque qualité détachée de toute substance porte sur elle-même. Voilà en vérité la grande innovation qua faite le bras de la sagesse, armé de puissance et de bonté : le corps et le sang du (311) Christ poursuit dans ses élus, après la communion, la grande nouveauté, et accomplit linconnu. Or, en face du sacrement, que nul ne sétonne : avez-vous mesuré la toute-puissance? Sur tant dautels à la fois, en deçà et au delà de la mer, ici et là, ailleurs encore ! Oh ! que personne, mes enfants, nait laudace de sétonner, car il a dit lui-même:
« Je vous suis incompréhensible ; je suis Dieu, jagis sans vous, et le mot impossible na pas de sens pour moi. Jaurais pu vous faire capables de comprendre ; jai mieux aimé vous laisser le mérite de la foi : croyez et ne doutez pas. »
Secondement, le sacrement est souveraine-nient aimable, et plein de vertu pour allumer le feu. Ni la crainte ni lintérêt ne la institué : il est lacte dune force dont je ne sais pas le nom, à moins que ce ne soit un amour sans mesure. Jésus-Christ la institué, parce que son amour dépasse les paroles. Comme ses entrailles criaient vers nous, il sest jeté là tout entier, tout entier et pour toujours, jusquà la consommation des siècles. Ce nest pas seulement en mémoire ,de sa mort quil institua lEucharistie ; non, cest pour rester tout entier avec nous, tout entier et pour toujours.
Si vous voulez pénétrer dans cet abîme et (312) regarder devant vous, la première condition est davoir de bons yeux. Pressentant au moment de la Cène la séparation corporelle, vaincu par lamour qui veut unir, il sest substitué lui-même, et a inventé un mode inouï dunité. O amour inextinguible ! la présence de la mort lui était déjà présente, il voyait venir -sur lui lagonie inénarrable ; cest alors quil se donne à nous, quil invente un moyen de ne pas nous quitter ; car ses délices sont dêtre avec les enfants des hommes ! Quelle cruauté faudrait-il pour contempler profondément cet amour, et ne pas aimer soi-même ce grand ami, sur qui loubli neut prise ni dans la vie ni dans la mort, mais qui a voulu se donner tout entier, avec toute sa grandeur, pour faire lunité? Je crois, en vérité, quil ny a pas une âme au monde qui, si elle pesait cet amour, ne fût pas attirée et transformée en lui.
En troisième lieu, ce sacrement renferme des mystères de compassion : il provoque lâme. Jésus-Christ linstitua au milieu dune douleur mortelle et ineffable : il allait quitter ses disciples, la Vierge, sa chère mère. Cétait linstant suprême, linstant de la séparation, et il voyait devant lui tous ceux qui allaient labandonner. Celui-ci allait le trahir, celui-là le renier ; il se donne à lun et à lautre. Ses frères lui (313) préparaient des douleurs inouïes, au milieu desquelles lattendait labandon ; il pressentait la mort avec ses horreurs, les coups, les injures, la croix, les clous, etc. ; il allait suer le sang après la Cène, suer le sang dans la prière, non pas quelques gouttes de sang, mais des ruisseaux qui allaient couler à terre.
Et cependant il neut pas de repos quil neût institué le mystère qui le donne, et une des propriétés de ce mystère, cest de renouveler mystérieusement la mémoire de la Passion et du sang versé. « Toutes les fois que vous ferez ceci, dit-il, faites-le en mémoire de moi. » Dites-moi si vous connaissez une âme qui puisse voir ces douleurs sans se transformer en elles : si elle existe, cette âme refuse la communion du cur.
En quatrième lieu, ce sacrement est une montagne sans sommet ; il a la vertu de creuser labîme doù lhumilité lance au ciel ladoration la moins indigne. Celui qui la institué, cest lHomme-Dieu, cest le Seigneur incréé. Lâme, dans sa contemplation, doit regarder à la fois le sacrement dans la Personne qui la institué, et dans la substance quil contient. Il contient le Dieu incréé, invisible, omnipotent, omniscient, juste, très haut et miséricordieux, créateur du ciel et de la terre, des choses visibles et des choses invisibles : et voilà le sommet de la montagne. Sur une de ses crêtes intermédiaires, nous rencontrons lhumanité de Jésus-Christ ; humanité, divinité, deux natures, une personne, union hypostatique ! Quelquefois lâme, dans la vie présente, reçoit de lhumanité du Christ une joie plus intense que de sa divinité, parce que lâme, moins disproportionnée à la première chose quà la seconde, a plus de capacité pour jouir de celle-là. Lâme, qui est la forme du corps, jouit du Dieu incréé dans le Dieu fait homme. Ô Jésus-Christ créateur ! Ô Jésus-Christ créature ! ô vrai Dieu et vrai homme ! ô vraie chair ! ô vrai sang ! ô vrais membres dun vrai corps ! ô union ineffable ! ô rencontres dimmensités ! ô Seigneur Adonaï ! je vais de votre humanité à votre divinité, de votre divinité à votre humanité ; je vais et je reviens. Lâme, dans sa contemplation, rencontre la divinité ineffable, qui porte en soi les trésors de richesse et de science. O trésors impérissables ! ô divinité ! cest en toi que je puise les délices nourrissantes, et tout ce que je dis, et tout ce que je ne peux pas dire ! Je vois lâme très précieuse de Jésus, avec toutes les vertus, tous les dons du Saint-Esprit, et loblation très sainte, très sainte et sans tache. Je vois ce corps, le prix d notre rédemption ; je vois le sang où je puise le salut (315) et la vie, et puis je vois ce que je ne peux pas dire. Voici vraiment, sous ces voiles, Celui quadorent les Dominations, devant qui tremblent les Esprits et les Puissances redoutables Oh! si nos yeux souvraient comme leurs yeux, quels prodiges feraient en nous, aux approchés du mystère, le respect et lhumilité ! Où est-il, où est-il, celui qui pourrait garder son orgueil sil contemplait ce que je contemple, et nêtre pas terrassé dans son coeur et dans son corps?
Cinquièmement, ce sacrement possède une vertu de sublimité qui élève lâme vers les choses du ciel. La Trinité la institué pour se rattacher ce quelle aime, pour arracher lâme à elle-même et lemporter à Dieu, pour lenlever aux créatures, pour lunir à lEssence in-créée, pour la faire mourir aux choses du péché et vivre selon lEsprit dans la sphère des choses divines. Sa bonté infinie et sainte la institué pour unir, pour incorporer Dieu à lhomme, lhomme à Dieu; pour que réciproquement lun et lautre se donnent lhospitalité, pour quils se portent lun lautre, et que notre faiblesse ait ce quil faut pour la guérir.
Si vous suivez par le regard dune contemplation profonde ce mouvement du Seigneur, qui sincline du haut des cieux et vient vous prendre par la main pour vous sauver de (316) lennemi terrestre, il vous sera difficile de ne pas être entraîné par lui.
En sixième lieu, ce sacrement est dune valeur suprême : il est le don des dons et la grâce des grâces. Quand le Dieu tout-puissant et éternel vient à nous avec toute la perfection de lhumanité trois fois sainte de la divinité, il ne vient pas les mains vides. Pourvu que vous ayez fait lépreuve que demande lApôtre, et que vous ne soyez pas dans lintention de pécher, il vous fait remise des peines temporelles, vous fortifie contre les tentations, restreint la puissance de vos ennemis, et augmente vos mérites. Cest pourquoi je vous recommande à la fois, dans la réception du sacrement de lautel, la fréquence et le respect. Saint Augustin dit quelque part, il est vrai : « Quant à la communion quotidienne, je ne la blâme ni ne la loue ». Mais lui-même dit ailleurs : « Vivez de façon à communier tous les jours ». Quelle était donc sa pensée quand il a dit la première parole? Voyant que dans lEglise les bons sont mêlés aux mauvais, il na pas blâmé la communion quotidienne, dans la crainte den écarter les bons, et sil a dit quil ne la louait pas, cétait uniquement dans la crainte dautoriser les mauvais.
Les autres bienfaits du sacrement dignement (317) reçu sont absolument au-dessus des paroles. Il est impossible de mesurer locéan de grâces quapporte avec elle une seule communion, si lhomme noppose pas de résistance.
Enfin, ce sacrement est le sacrement des louanges, digne dadmiration au delà des mots et des pensées. Toute bonté, toute beauté, toute sainteté, sont en lui.
Il renferme le souverain Bien incréé et le souverain Bien créé, lessence divine et lhumanité de Jésus-Christ. Pourquoi la louange de la terre nest-elle pas comme celle des cieux, superbe, ininterrompue ? Les anges chantent léternel Sanctus , et leur chant ne sarrête pas : les saints et les bienheureux voient et sentent le sacrement sublime. Enveloppés dans le sacrifice de louanges comme dans les plis dun manteau de gloire, ils vivent dans lEssence infinie qui fait leur béatitude. Toujours en présence du souverain Bien, du Dieu incréé et du Dieu incarné, ils le reconnaissent et ladorent dans le sacrement de lautel. Ils reçoivent de notre sacrement une nouvelle douceur, une nouvelle joie, une nouvelle puissance dadorer, qui tient à luniverselle harmonie, à luniverselle communion. Ils communient à la fois à la tête et aux membres du corps mystique. Ils voient, sentent et savent que le mystère très haut est une des (318) joies de Jésus-Christ, une des manifestations de sa bonté, une des manifestations de sa bonté, une des complaisances de son amour unitif.
Cest pourquoi les anges et les saints jouissent du mystère qui leur ouvre une source de louange ; ils partagent la complaisance de Jésus-Christ ; ils jouissent de ses délices. Les bienheureux de lEglise triomphante voient avec des transports de joie les grâces qui coulent sur lEglise militante par le canal du sacrement de lautel. Que le ciel et la terre se répondent, que toute lèvre souvre pour la même adoration !
Quand lhomme approche de lEucharistie, je lengage à se demander quel est celui qui approche, quel est Celui vers qui il approche, comment il approche, pourquoi il approche. Il approche dun Bien qui est le souverain Bien et la cause de tout bien, le Bien unique, sans lequel rien ne participe à sa bonté. Cest le Bien suffisant et remplissant, qui rassasie de grâce et de gloire les saints et les esprits, les âmes et les corps. Il sapproche pour recevoir le Dieu incarné, le souverain Bien, qui, dans la créature, rassasie, surpasse et glorifie ; qui, en dehors des créatures, se déploie sans borne et sans mesure ; souverain Bien que la créature ne peut ni connaître ni posséder que dans la mesure où (319) il se livre pour être connu et possédé, et il se livre dans la mesure ou chaque créature est capable de lui.
Chaque créature, suivant la quantité dêtre quelle a reçue de lessence infinie, est plus ou moins capable de Celui qui est lEtre et qui est la source de lEtre, et qui est supersubstantiel. Il sapproche du Bien, hors duquel il ny a pas de bien. O souverain Bien ! ô Bien non considéré, non connu, non aimé, trouvé par ceux-là seuls qui donnent tout pour avoir tout ! O mon Dieu! si lhomme regarde la bouchée de pain quil va manger, comment fait-il pour ne pas considérer, dans le plus profond recueillement de son âme et de son corps, cet Éternel, cet Infini, qui va devenir pour lui, suivant ses dis-positions intimes, ou la mort, ou la vie ? Si vous ne mangez pas la chair du Fils de lhomme, si vous ne buvez pas son sang, vous naurez pas la vie en vous. Oh ! approchez donc dun tel Bien et dune telle table avec un grand tremblement resplendissant damour ! Allez dans votre blancheur, allez dans votre splendeur; car vous allez au Dieu de toute beauté, au Dieu de gloire, qui est la sainteté par excellence, la félicité, la béatitude et laltitude, la noblesse, léternelle joie de lamour sans mensonge : allez donner et recevoir lhospitalité trois fois sainte ; (320) allez, dans la blancheur de votre pureté, pour être purifié ; allez dans la force de votre vie, pour être vivifié; allez, dans léclat de votre justice, pour être justifié ; portez à lautel lintimité de lunion divine pour recevoir lunité plus intime, pour être incorporés à Celui qui vous attend.
O Dieu incréé, et doucement incarné, lhomme a mangé votre chair, il a bu votre sang : quil ne fasse plus quun avec vous dans les siècles des siècles. Amen
SOIXANTE-HUITIÈME CHAPITRE
LINCARNATION
Voici la dernière lettre que nous écrivit, avant sa maladie mortelle, notre mère Angèle de Foligno ; voici les dernières lignes que sa main a tracées. Elle nous avait prévenus elle-
même : « Mes enfants, avait dit notre mère, voici nia dernière lettre. » Car elle connut longtemps davance le bienheureux moment où elle, passerait du temps à léternité.
A la nouvelle terrible quAngèle parlait pour la dernière fois, celui qui tenait la plume pour avoir le courage décrire, eut besoin dêtre forcé par elle.
Avant de dicter, elle poussa un grand cri:
«O mon Dieu ! faites-moi digne de connaître quelque chose du mystère de la hauteur, quelque chose de cette incarnation, que vous avez faite, de cette incarnation, principe et source du salut. O incarnation ineffable ! cest elle qui apporte à lhomme, avec le (322) rassasiement de lamour, la certitude du salut. Cette charité est au-dessus des paroles ; mais au-dessus delle il ny a rien : le Verbe sest fait chair, afin de me faire Dieu ! O secret des entrailles de Dieu! Vous vous êtes anéanti et dépouillé pour faire de moi quelque chose ; vous avez pris lhabit du. dernier des esclaves pour me donner la manteau dun roi et dun Dieu ! Et, prenant la forme de lesclave, vous navez rien diminué de votre substance, vous navez fait tort de rien à votre divinité. Mais labîme de votre humilité mouvre les entrailles et marrache les cris : « O incompréhensible, fait compréhensible à cause de moi ! O incréé, vous voilà créé ! O inaccessible aux esprits et aux corps, vous voilà, par un prodige de puissance, vous voilà palpable aux pensées et aux doigts ! O Seigneur, touchez mes yeux, pour que je voie la profondeur et la hauteur de la charité que vous nous avez communiquée dans cette in carnation! O heureuse faute! non pas heureuse en elle-même, mais par la vertu de la. miséricorde divine. Heureuse faute qui a découvert les profondeurs sacrées et cachées des abîmes de lamour! En vérité une charité plus haute rie peut pas être conçue. O Très-Haut, faites mon intelligence capable de ,votre charité très haute et ineffable ! (323)
«Seigneur, japerçois cinq mystères. Agrandissez mon intelligence, car la capacité manque. Voici le mystère de lIncarnation. Voici le mystère de la science, de lexemple, de la pénitence et de la douleur. Voici la mort terrible, soufferte pour nous ! Voici la gloire de la Résurrection. Voici la sublimité de lAscension. Incarnation ! ô amour ineffable ! amour sublime et transformé. Soyez béni, Seigneur, qui me faites comprendre que vous êtes né pour moi. Oh ! quelle gloire, quelle gloire de voir et de sentir, comme je le crois, comme je le sens, que vous êtes né pour moi! Sentir cela en vérité, voilà la délectation, voilà la joie des joies! La même certitude que nous tirons de I Incarnation, nous la tirons aussi de la Nativité, car il est né pour faire loeuvre qui a déterminé son incarnation. O Admirable, que vos miséricordes sont miséricordieuses ! Vous nous avez enseigné lesprit de vie : car votre pauvreté, vos douleurs, vos opprobres sont des documents, des leçons et des livres. Votre naissance, votre vie et votre mort parlent le même langage.
« Le mystère de sa mort met devant nos yeux, avec notre rédemption, le but de la naissance de Jésus ; cinq considérations me frappent en ce moment dans cette mort. Dabord la déclaration et laccomplissement de notre (324) salut. Puis la force et le triomphe. Puis la manifestation de lamour divin dans sa plénitude et sa surabondance. Puis la vérité très haute, très cordiale et très profonde dont il nous a rassasiés ; car nous avons vu dans ce miroir sous quel aspect le Père nous a présenté le Fils. Enfin nous avons vu comment le Fils nous a manifesté le Père. Cette manifestation fut lobéissance quil a gardée jusquà la mort et jusquà la mort de la croix; par elle il a répondu pour tout le genre humain. O Dieu incréé, faites-moi digne de connaître la profondeur de cet amour et labîme de cette miséricorde Faites-moi digne de comprendre cette charité ineffable, dont la communication nous a été faite quand le Père nous a manifesté Jésus-Christ comme son Fils, quand le Fils nous a manifesté son Père comme notre Père ? O admirable amour ! éternelle joie de mon âme ! O amour, cest en vous quest toute saveur, toute suavité, toute délectation, et la contemplation qui arrache lâme au monde den bas, qui lui donne le repos et la paix, la transporte plus haut quelle-même, et elle se dresse sur elle-même.
« Dans la résurrection, japerçois deux points de vue : dabord la ferme espérance de la nôtre puisée dans celle de Jésus-Christ. Puis la connaissance de la résurrection spirituelle, qui est (325) donnée par la grâce, quand dun infirme elle fait un fort, quand dun mort elle fait un vivant.
«Mystère de la hauteur, inénarrable, inconnu et ineffable, perfection de la perfection ! O Dieu éternel, donnez-moi des yeux pour voir, pour voir, pour sonder. La plénitude du salut est dans votre ascension, Seigneur. Faites-moi capable de labîme, pour que jy plonge et que je regarde ! O Jésus-Christ, cest par lascension que vous nous avez mis en possession de votre Père et du nôtre ! Il faut une perpétuelle oraison pour lire dans le livre des cinq mystères. Charité de la création ! charité de la rédemption ! Seigneur, faites-moi capable de sonder la charité den haut. O Incompréhensible ! donnez-moi lintelligence de lamour sans prix, de lamour inestimable, pour que je voie dans vos entrailles la flamme qui les dévore Car de toute éternité vous avez appelé le genre humain à la vision de vous-même. Et vous, ô Très-Haut, vous avez daigné désirer la vision de nous-même. Oh! que je voie donc mon péché! que jévite donc les châtiments épouvantables dont vous avez menacé ceux que le bienfait sans mesure et le mystère sans parole trouvent ingrats sur la terre !» (326)
SOIXANTE-NEUVIÈME CHAPITRE
PRIÈRE
Ensuite elle parla de sept dons, de sept bienfaits en particulier, et voici en quels termes:
«O très doux Seigneur, parmi la multitude innombrable de vos dons, faites-moi capable den comprendre sept. Dabord la création mystérieuse. Puis lélection admirable qui nous donne rendez-vous dans la gloire. Puis le don de Jésus-Christ, qui naquit et mourut pour nous donner la vie. Puis le don très haut de la raison. Car, au lieu de créer une femme, vous auriez pu créer une bête. Oraison admirable! cest par elle que je vous connais, par elle que je connais mes péchés ; par elle que, votre grâce aidant, je résiste à la tentation. O Incompréhensible ! vos mains ont fait un chef-doeuvre. Vous nous avez créés à votre image et ressemblance ; puis vous nous avez revêtus de votre lumière, comme dun manteau. Puis vous nous avez donné lintelligence. Faites-moi capable (327) de comprendre la grandeur de cette intelligence, grâce à laquelle mes lèvres peuvent vous appeler mon Dieu ! Puis vous mavez donné la sagesse. O Seigneur, faites-moi savourer cet amour qui ma donné la sagesse, la sagesse, la joie des joies, par laquelle en vérité je goûte Dieu ; je le sens, je le goûte. Le septième don est lamour. O Essence pure! Faites-moi comprendre lamour, puisque les anges nont pas dautre bonheur que de voir Celui quils aiment et daimer Celui quils contemplent! O don qui est au-dessus de tout don, puisque lamour cest vous !
«O souverain Bien, qui nous avez fait capables de connaître et daimer lamour, tous ceux qui arrivent devant votre face sont jugés daprès les lois de lamour. Lamour est la seule puissance qui conduise les contemplateurs à la contemplation. O Admirable, que vos oeuvres sont admirables dans vos enfants ! O souverain Bien ! Bonté incompréhensible et charité très ardente ! O Divinité, vous avez daigné nous substantifier au milieu de votre substance (Ceci se rapporte à lEucharistie. )
«Au milieu de votre substance ! Prodige des prodiges, admirable au-dessus des prodiges ! O mystère des mystères ! Mystère de la (328), à votre approche, lentendement créé tombe en défaillance. Mais avec la grâce et la lumière divine, nous sentons ce que nous ne comprenons pas, nous goûtons la substance, et elle est le gage de ceux qui vivent dans le désert, dans le désert en esprit, dans le désert en vérité, et tous les choeurs des anges sont occupés de cette merveille ; et que tous les hommes du désert soient occupés de la même
occupation, que tous les hommes du désert contemplent la même contemplation, et cest alors quils deviendront véritablement les hommes du désert, et la main de la puissance les séparera des créatures, et leur conversation est dans les cieux. Gloire à Dieu. Amen ». (329)
SOIXANTE-DIXIÈME CHAPITRE ET DERNIER
LE TESTAMENT ET LA MORT
Quand notre mère Angèle se sentit près de la mort, Angèle qui, sur terre, vécut loin de la terre, elle fit son testament, et enseigna pour la dernière fois ses fils, et leur dit : «Mes chers enfants, je vous parle pour lamour de Dieu, suivant la promesse que jai faite : je ne veux rien emporter avec moi, rien vous cacher, qui puisse vous être utile. Car Dieu a dit à lâme : « Tout ce qui est à moi est à toi ». Par quelle vertu peut-il se faire que tout ce qui est à Lui soit à nous ; je vous le dis, en vérité, cest la charité qui fait cela. Les paroles que je vais prononcer ne sont pas de moi, elles sont de Dieu.
«Car il a plu au Seigneur de me donner lamour et la sollicitude de tous ses fils et de toutes ses filles, de tout ce qui respire sur le globe, en deçà et au delà de la mer. Je les ai gardés comme jai pu, et jai souffert pour eux (330)les douleurs que personne ne sait. O mon Dieu, je les remets aujourdhui entre vos mains, vous suppliant par votre ineffable charité de les préserver de tout mal, et de las affermir dans tout bien, dans lamour de la pauvreté, du mépris et de la douleur, de transformer leur vie en votre vie, et de les introduire dans la perfection dont vos paroles et vos actions nous ont donné le modèle quand vous viviez dans la vie humaine.
« O mes fils chéris, écoutez la parole suprême, la parole et la prière de ladieu. Voici cette parole : « Mes enfants, soyez humbles mes enfants, soyez doux ! » Je ne parle pas de lacte extérieur ; je parle des profondeurs du coeur ; mes enfants, soyez doux dans le fond. Soyez en vérité les disciples de Celui qui a dit : «Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur. » Ne vous inquiétez ni des honneurs ni des dignités. O mes enfants, soyez petits pour que le Christ vous exalte dans sa perfection et dans la vôtre. Soyez humbles, et que votre néant soit immobile devant vos yeux. Les dignités qui enflent lâme sont vanités quil faut maudire. Fuyez-les ! car elles sont dangereuses ; mais écoutez ! écoutez ! elles sont moins dangereuses que les vanités spirituelles. Montrer quon sait parler de Dieu, comprendre (331) lEcriture, accomplir des prodiges, faire parade de son coeur abîmé dans le divin, voilà vanité des vanités, et les vanités temporelles sont après cette vanité suprême de petits défauts vite corrigés. Oh ! comptez-vous pour rien ! O Rien inconnu ! ô Rien inconnu ! En vérité lâme ne peut avoir une science pli profonde ni une vision plus haute que de voir son Rien et de sy tenir.
«O mes enfants, efforcez-vous davoir la charité sans laquelle le salut nest pas, ni le mérite. O mes chers enfants, et mes pères, et mes frères, aimez-vous les uns les autres ! Voilà la condition de lhéritage promis ; et que votre amour ne soit pas borné à vous, quil embrasse toutes les nations. Je vous le dis, mon âme plus reçu de Dieu, quand jai pleuré et souffert pour les péchés des autres plus que pour les miens. Le monde rirait, si je disais que ja pleuré les péchés des autres plus que les miens car cela nest pas naturel. Mais la charité nes pas née du monde. O mes enfants, aimez et ne jugez pas; et si vous voyez un homme pécher mortellement, ayez horreur du péché, mais ne jugez pas lhomme, et ne méprisez personne car vous ne savez pas les jugements de Dieu Beaucoup semblent damnés qui sont sauvé devant Dieu. Beaucoup semblent sauvés qui (332) sont damnés devant Dieu. Je puis vous dire que, parmi ceux que vous méprisez, il en est à qui je crois que Dieu tendra la main.
«Je ne vous laisse pas dautre testament : Aimez-vous les uns les autres, et que votre humilité soit profonde. Je vous laisse tout ce que je possède, tout ce que je tiens de Jésus-Christ, la pauvreté, lopprobre et la douleur, en un mot la vie de lHomme-Dieu. Ceux qui accepteront mon héritage seront mes enfants ; car ce sont les enfants de Dieu, et la vie éternelle les attend. »
Elle fit silence, puis imposa la main sur chaque tête, et dit : « Soyez bénis, mes enfants, par le Seigneur et par moi. Soyez bénis, vous qui êtes présents, soyez bénis, vous qui êtes absents. Suivant lordre du Seigneur, je donne aux présents et aux absents ma bénédiction pour léternité, et que Jésus-Christ vous la donne en même temps ; soyez bénis par la main qu a été élevée sur la croix.»
Angèle, brisée par la mort qui venait, et plus profondément absorbée quà lordinaire dans labîme sans fond de la Divinité, ne prononça que quelques paroles interrompues et rares. Ces paroles, nous qui étions là, nous avons essayé de les recueillir. Les voici à peu près.
Elle mourut vers le temps de Noël, vers la (333) dernière heure: « Le Verbe sest fait chair », dit-elle. Puis après un long silence, comme une personne qui revient dun long voyage
« Oh ! toute créature est en défaut, lintelligence des anges ne suffit pas. »
Quelquun lui demanda : « Pourquoi toute créature est-elle en défaut? Pourquoi lintelligence des anges ne suffit-elle pas? »
Angèle répondit: «Pour comprendre.»
Et puis plus tard : « Oh ! en vérité, voici mon Dieu qui fait ce quil a dit. Jésus-Christ me présente au Père. » Un instant auparavant elle venait de dire : « Vous savez que pendant la tempête Jésus-Christ était dans le navire? En vérité, il est ainsi dans lâme quand il permet les tentations, quand il semble dormir. Et il ne met fin aux tentations et aux tempêtes que quand tout lhomme est broyé. Telle est sa conduite vis-à-vis de ses enfants véritables. »
Puis dans un autre moment:
«O mes enfants, je vous dirais quelques paroles, si jétais certaine de nêtre pas trompée. »
Elle pensait à la certitude actuelle de sa mort, et craignait de la voir encore retarder. Angèle désirait.
Elle ajouta :
« Je vous parle, mes enfants, uniquement (334) pour vous engager à. poursuivre ce que je nai pas poursuivi. »
Et un instant après :
«Mon âme a été lavée et purifiée dans le sang du Christ, qui était chaud comme au moment de sa mort. Et il fut dit à mon âme
«Voici le purificateur. e Et mon âme répondit : « O mon Dieu, serai-je trompée ?» Et il me répondit: «Non.»
Puis elle ajouta :
« Jésus-Christ, Fils de Dieu, ma présentée au Père, et jai entendu ces paroles :
«O mon épouse et mon amour ! O celle que jai aimée en vérité, je ne veux pas que tuvienne à moi chargée de douleurs, mais parée de la joie inénarrable. Que la reine revête lemanteau royal, puisque voici le jour de ses noces ! »
Et on me montra un manteau, semblable au cadeau de noces, gage dun long et grand amour ; il nétait ni de pourpre ni décarlate, mais de lumière et capable de vêtir une âme.
«Et alors Dieu me montra son Verbe, de sorte que maintenant je sais ce que cest que le Verbe, je sais ce que cest que de proférer le Verbe, le Verbe qui voulut être incarné pour moi. Et le Verbe passa par moi, me toucha, membrassa et me dit : «Venez, ma bien-aimée, (335) que je nai pas aimée dun amour trompeur. Venez : car dans la joie tous les saints vous attendent. »
Et il ajouta: « Je ne vous confierai ni aux anges, ni aux saints ; je viendrai en personne, et je vous enlèverai moi-même. Vous êtes telle quil faut pour paraître devant la Majesté. »
La veille de sa mort, elle disait à chaque instant «Père, je remets mon âme et mon esprit dans vos mains »
Une fois elle ajouta :
«Je viens dentendre cette réponse : « Ce qui fut imprimé pendant ta vie sur ton coeur, il est impossible que tu ne possèdes pas cela dans ta mort. »
Et nous ! Vous voulez donc, mère, partir et nous quitter? »
Mais elle :
«Je vous lai caché ; mais je ne vous le cache plus, mes enfants, je vais mourir »
Le même jour toute douleur cessa. Les souffrances, depuis quelques jours, étaient nombreuses et horribles.
Mais le corps entra dans un repos profond, et lâme dans un océan de délices, et Angèle semblait goûter davance la joie promise.
Quelquun lui demanda sil en était ainsi: (336)
« Oui », répondit-elle.
Dans cette paix du corps, dans cette joie de lesprit, Angèle demeura le samedi soir, entourée des frères, qui lui montraient loffice du jour.
Ce jour-là même, octave de la fête des saints innocents, à la dernière heure de la soirée, comme quelquun qui sendort dun sommeil léger, Angèle, notre mère, sendormit dans la paix.
Dégagée des liens de la chair, son âme très pure, absorbée dans labîme de la Divinité insondable, reçut des mains de son Epoux, pour régner éternellement avec lui, la robe dinnocence et dimmortalité.
Par la vertu de la croix, par les mérites de la Vierge, par lintercession de notre mère Angèle, que le Seigneur Jésus-Christ nous conduise là où elle est. Amen
La servante de Jésus-Christ, Angèle de Foligno, sauvée du naufrage de ce monde, senvola vers les joies célestes, depuis longtemps promises à ses désirs, lan 1309 de lère chrétienne, dans les premiers jours de janvier, sous le pontificat du pape Clément V.
Ejus corpus Fulginei in Ecclesiâ sancti Francisci Patrum Minorum honorifice tumulatum,
ibique miraculis coruscans, summâ fidelium religione colitur.
ORAISON
Deus, dulcedo cordium et lumen Beatorum, qui B. Angelam famulam tuam mirâ rerum coelestium contemplatione recreasti ; concede ut, ipsius mentis et intercessione, ita te cognoscamus in terris, ut in revelatione sempiternae gloriae tuae gaudere mereamur in coelis.
(Extrait du Bréviaire romain à lusage des Frères Mineurs).
FIN
Plan
LE LIVRE DES VISIONS ET DES INSTRUCTIONS DE LA BIENHEUREUSE ANGÈLE DE FOLIGNO.
PREMIER PAS
ANGÈLE PREND CONNAISSANCE DE SES PÉCHÉS
DEUXIÈME PAS
LA CONFESSION
TROISIÈME PAS
LA SATISFACTION
QUATRIÈME PAS
CONSIDÉRATION DE LA MISÉRICORDE
CINQUIÈME PAS
CONNAISSANCE PROFONDE DELLE-MÊME
SIXIÈME PAS
ELLE SE RECONNAIT COUPABLE ENVERS TOUTES LES CRÉATURES
SEPTIÈME PAS
VUE DE LA CROIX
HUITIÈME PAS
CONNAISSANCE DE JÉSUS-CHRIST
NEUVIÈME PAS
LA VOIE DE LA CROIX
DIXIÈME PAS
LARMES
0NZIÈME PAS
PÉNITENCE
DOUZIÈME PAS
LA PASSION
TREIZIÈME PAS
LE COEUR
QUATORZIÈME PAS
AGRANDISSEMENT DE LA PÉNITENCE
QUINZIÈME PAS
MARIE ET JEAN
SEIZIÈME PAS
LORAISON DOMINICALE
DIX-SEPTIÈME PAS
LESPÉRANCE
DIX-HUITIÈME ET DERNIER PAS
LE SENTIMENT DE DIEU
DIX-NEUVIÈME CHAPITRE
TENTATIONS ET DOULEUR.
VINGTIÈME CHAPITRE
PÈLERINAGE
VINGT ET UNIÈME CHAPITRE
LA BEAUTÉ.
VINGT-DEUXIÈME CHAPITRE
LA PUISSANCE
VINGT-TROISIÈME CHAPITRE
LA SAGESSE
VINGT-QUATRIÈME CHAPITRE
LA JUSTICE
VINGT-CINQUIÈME CHAPITRE
LAMOUR
VINGT-SIXIÈME CHAPITRE
LA GRANDE TÉNÈBRE
VINGT-SEPTIÈME CHAPITRE
LINEFFABLE
VINGT-HUITIÈME CHAPITRE
LA CERTITUDE
VINGT-NEUVIÈME CHAPITRE
LONCTION
TRENTIÈME CHAPITRE
JÉSUS-CHRIST
TRENTE ET UNIÈME CHAPITRE
LE CALVAIRE
TRENTE-DEUXIÈME CHAPITRE
LES CLOUS
TRENTE-TROISIÈME CHAPITRE
LAMOUR VRAI ET LAMOUR MENTEUR
TRENTE-QUATRIÈME CHAPITRE
LA CROIX ET LA BÉNÉDICTION
TRENTE-CINQUIÈME CHAPITRE
LES VOIES DE LA DÉLIVRANCE
TRENTE-SIXIÈME CHAPITRE
LA JOIE
TRENTE-SEPTIÈME CHAPITRE
LES TRONES
TRENTE-HUITIÈME CHAPITRE
LES ANGES
TRENTE-NEUVIÈME CHAPITRE
MARIE
QUARANTIÈME CHAPITRE
PLÉNITUDE
QUARANTE ET UNIÈME CHAPITRE
LAUTEL DES ANGES
QUARANTE-DEUXIÈME CHAPITRE
DOUZE ANS
QUARANTE-TROISIÈME CHAPITRE
SPLENDEUR
QUARANTE-QUATRIÈME CHAPITRE
LA PRIÈRE A LA SAINTE VIERGE
QUARANTE-CINQUIÈME CHAPITRE
LE 2 FÉVRIER
QUARANTE-SIXIÈME CHAPITRE.
LEMBRASSEMENT
QUARANTE-SEPTIÈME CHAPITRE
LES DEGRÉS
QUARANTE-HUITIÈME CHAPITRE
LA LUMIÈRE
QUARANTE-NEUVIÈME CHAPITRE
LES MORTS
CINQUANTIÈME CHAPITRE
LINVITATION
CINQUANTE ET UNIÈME CHAPITRE
LA MENACE
CINQUANTE-DEUXIÈME CHAPITRE
LES SIGNES
CINQUANTE-TROISIÈME CHAPITRE
LHOSPITALITÉ
CINQUANTE-QUATRIÈME CHAPITRE
LES ILLUSIONS
CINQUANTE-CINQUIÈME CHAPITRE
LA PAUVRETÉ DESPRIT
CINQUANTE-SIXIÈME CHAPITRE
LEXTASE
CINQUANTE-SEPTIÈME CHAPITRE
CONNAISSANCE DE DIEU ET DE SOI
CINQUANTE-HUITIÈME CHAPITRE
LE LIVRE DE VIE
CINQUANTE-NEUVIÈME CHAPITRE
PREMIÈRE COMPAGNE DE JÉSUS-CHRIST LA PAUVRETÉ
SOIXANTIÈME CHAPITRE
DEUXIÈME COMPAGNE DE JÉSUS-CHRIST : LABNÉGATION
TROISIÈME COMPAGNE DE JÉSUS-CHRIST
LA DOULEUR
SOlXANTE-DEUXIÈME CHAPITRE
LORAISON
SOIXANTE-TROISIÈME CHAPITRE
LHUMILITÉ
SOIXANTE-QUATRIÈME CHAPITRE
LA CHARITÉ
SOIXANTE-CINQUIÈME CHAPITRE
LES VOIES DE LAMOUR
SOIXANTE-SIXIÈME CHAPITRE LES DONS DE DIEU.
SOIXANTE-SEPTIÈME CHAPITRE
LE TRÈS SAINT SACREMENT DE LAUTEL.
SOIXANTE-HUITIÈME CHAPITRE
LINCARNATION
SOIXANTE-NEUVIÈME CHAPITRE
PRIÈRE
SOIXANTE-DIXIÈME CHAPITRE ET DERNIER
LE TESTAMENT ET LA MORT
ORAISON